Jéremy Perrodeau – « Le visage de Pavil »

Quelque part sur les hauteurs de Lapyoza, monde aux confins d’un Empire dont on ne verra jamais rien, Pavil le scribe s’écrase avec son aéronef. D’abord réticents, les membres de cette étrange civilisation accepte de lui offrir gite et couverts le temps du sauvetage, en échange d’une participation active à la vie de la communauté.

Commence pour Pavil un étrange voyage dans ce microcosme étonnant, société agraire bâtie sur les bords d’un lac aux profondeurs insondables dont les flots rejettent de multiples masques, recueillis par les porte-visages et qu’on vénère comme autant d’artefacts des morts ou de Hodä, divinité qui vivrait sur l’île-foret au milieu de l’étendue d’eau.

Hodä l’archet, qui a sauvé fut un temps ce qu’il pouvait d’une société évoluée en plein effondrement. Un monde englouti par le lac et dont on pêche aujourd’hui les vestiges rouillés pour les faire fondre, comme le fait Yuni, jeune pecheuse avec qui Pavil va nouer une amitié proche de l’amour. Mais qui est réellement Pavil ?

Ainsi se dévoile peu à peu, par strates et mystères, le nouvel album très attendu du jeune prodige Jérémy Perrodeau, qui abandonne ici les explorations mystérieuses qui avaient fait son succès, sans toutefois totalement les trahir.

 

  • Fiction minuscule, fiction du hors champ

 

Et si dans un premier temps cette inversion du mouvement du récit (centripète vs. Centrifuge) et sa réduction à une échelle restreinte, on saisit bien vite à quel point ce voyage immobile n’est qu’en fait la continuation de réflexions précédentes autour de la mémoire, de l’écologie, de l’histoire et des mythes, et d’un rapport à l’étrangeté et à la ruine.

Ainsi des très beaux « Isles » où déjà se dressait un étrange monolithe et où surgissait des eclats de nos propres fictions d’ailleurs (Lost, indiana jones et cie), « crépuscules » où la nature révélait sa violence contre les hommes ou « Le long des ruines », qui déjà entamait une expérience intérieure et psychologique, « Le visage de Pavil » digère les questionnements et les retravaille à une échelle intime, et étonnamment apaisée.

C’est l’incroyable talent de Jérémy Perrodeau, dans ce beau voyage en quadrichomie douce, que de ne jamais transformer ce mystère en inquiétude et l’on suit, au contraire, chaque pas de Pavil comme autant d’illuminations et de fascinations que le récit se plait à dévoiler avant de nous en retirer totalement le sens, que cela soit physiquement (on ne compte plus le nombre de cases où un lieu est interdit) ou narrativement.

Cette connaissance interdite (nous reviendrons plus bas sur ce terme) permet au récit de développer une musique étrange, sans cesse au bord du dévoilement mais dont l’indécision fait la beauté.

Il s’y développe pour le lecteur une partition énigmatique et enveloppante, s’organisant alors comme une succession de strates ou de lignes musicales où domine le hors champ, que cela soit à une échelle globale (l’empire dont on ne verra aucune image, la chute de la civilisation de la planète, contée uniquement par un mythe) ou minuscule.

L’échelle des objets tel les masques que l’on recueille et accroche, l’étonnant totem où brule le feu, les légumes bizarres que l’on récolte, l’incroyable et bouleversante scène du rite funéraire et ses larmes que l’on décroche d’un visage masque, ou ce jeu dont, symboliquement, on ne comprend pas la règle et qu’on nous dira, quelques pages plus loin, de ne pas intellectualiser pour véritablement le ressentir.

 

  • Intelligence ou sensation

 

Ce jeu avec le lecteur, qui avance de pages en pages pour dévoiler un mystère qu’il voudrait en meme temps maintenir intact dans sa poésie prend tout son sens en dévoilant le vrai (ou l’un des vrais) visage(s) de Pavil. Pavil n’est pas scribe, il n’écrit pas des histoires et ne rêve pas. Il est un scientifique détachée par l’empire et en charge de rédiger un rapport sur la civilisation de Lapyoza et ses rites.

Ce dévoilement contamine l’ouvrage tout entier : au regard tintinesque et un peu ahuri du début fait place une véritable confrontation métaphysique entre croyance et science, entre rite et observation, incarnés par la dualité entre Pavil et Yuni. Lui veut savoir pour faire avancer la science, elle pour réparer ses origines et accompagner celui qu’on la soupconne d’aimer.

Mais l’intelligence superbe du dernier tiers de l’album est de ne jamais réellement résoudre ce conflit. S’il suit dans un premier temps le travail de Pavil vers l’illumination en accompagnant sa descente vers la vérité de l’île, Guillaume Moreau oppose bien vite aux multiples références pop et historiques qu’il sème comme autant d’indices (la descente vers le Styx, l’Atlantide, l’étonnante SF au milieu des ruines facon 2001 ou autre, le vaisseau abandonné type Alien, les yokai japonais, etc) un inéluctable mystère.

Pavil aura son illumination, mais pour lui seul : alors que le dernier masque tombe, la révélation nous tourne physiquement le dos.

Livre sans résolution, ouvrage lumineux et étonnamment apaisé livrant une réflexion sur l’inaltérable étrangeté du monde, sur son altérité, et sur notre besoin de croire : aux fictions, aux mythes, à l’autre, dans cette ineffable beauté de ne jamais pouvoir saisir le réel et ses doubles. Réduire le mystère, c’est réduire le monde. Loué soit Hodä.

Editions 2024, 29 euros, en librairie

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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