Documentariste, Xavier Gayan a d’abord réalisé Les poètes sont encore vivants en 2016, entremêlant dialogues avec des poètes contemporains afin de saisir l’essence de la poésie autrement que par leurs écrits, ancrant la réflexion dans une dimension politique et linguistique. Son deuxième documentaire, Roland Gori, une époque sans esprit (2021), donne la parole au psychanalyste éponyme pour disserter sur la logique de rentabilité qui va jusqu’à envenimer les structures humanistes, comme le domaine médical et éducatif. L’ambition du réalisateur s’attache à une toile humaniste, portée par l’art du dialogue et la profondeur des échanges. Il a rencontré Georges, le patron du Clémenceau, en 2011 sur le chemin de Compostelle. Parti évacuer sa frustration et son insatisfaction d’un scénario, Xavier Gayan tisse une amitié avec Georges, en quête de sens existentiel. C’est ce dernier qui a proposé au cinéaste de réaliser un documentaire sur le Clémenceau, bar-tabac de quartier à Saint-Raphaël, à côté de la ville de Fréjus. Dans ce lieu de consommations et d’échanges, les habitués viennent conjurer leur solitude pour se retrouver « en famille », comme dans un refuge loin du malheur qui les ronge.

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Tôt le matin, le jour ne s’est pas encore levé, il fait froid et le ronronnement de la ville émerge peu à peu devant la vitrine du Clémenceau. La silhouette d’un homme se détache dans la froide obscurité, le dos courbé par un sac à dos : c’est George, le patron, qui vient ouvrir le bar. Il soulève à moitié le rideau dans un rugissement métallique, s’engouffre à l’intérieur, et le théâtre peut commencer. Georges dispose les sucrettes et les petits gâteaux à côté des tasses de café, fait la bise à un arrivant matinal, et commence déjà à encaisser les achats de cigarettes, à gauche du comptoir : « Salut ô bar qui nous délivres des poisons, Des misères et des douleurs et des alarmes, En nous jetant dans la nudité de nos âmes, Sur des grèves où les tourments n’arrivent pas. » (Antonin Artaud) introduit le documentaire de Xavier Gayan. Dans l’éclairage presque chirurgical, le tintement de la vaisselle et le froissement des journaux, baigne une atmosphère lugubre du petit matin d’hiver. Et puis les premiers clients arrivent, George les connaît tous, et tous se connaissent. « Ici, c’est la famille », clame l’un ; « On parle de tout. Chacun peut venir raconter ses problèmes, même personnels : si on peut l’aider, on l’aide ». Au fond du bar, un homme âgé  assis à une table remplit une grille de mots fléchés, sa tasse de café vide à côté de lui. Il a l’air bien, contre la fenêtre. On le croirait dans une bulle, à l’écart du Clémenceau, car au milieu de la salle, la tumulte ne cesse de s’accroitre, les clients commencent à parler fort, à commander de nouveaux verres, à rire aux éclats et à se disputer sur les sujets politiques.

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La caméra de Xavier Gayan rencontre peu à peu chacun des habitués du bar, et, leurs visages en gros plan, ils se livrent parfois sur leur passé et leur souffrance, ou plaisantent, l’air détaché. Plus que de simple entretiens individuels, Au Clémenceau s’attache certes à saisir une individualité, mais en l’intégrant dans l’espace et la communauté à laquelle elle est liée : souvent, un client coupe la parole à l’autre, un autre chantonne, et puis deux se disputent gentiment. Comme pour insuffler de la respiration au huis-clos du Clémenceau, des images fixes du paysage maritime en mouvement, le ciel étincelant de bleuté, les lampadaires qui scindent en deux le port des bateaux flottant et la digue immobile. Par moments, le ciel bleu devient rougeoyant à la tombée du jour, les nuages se teintent d’un rosé-violet énigmatique, et les vagues s’assombrissent. La lumière du bar, elle, reste toujours la même. Et les habitués composent une famille sociale, entre l’homme addict aux jeux d’argent, toujours accompagné de son aidant, le patron qui veille sur ses clients, les confessions des uns et des autres, et les discussions sur l’absolue nécessité de garder ses valeurs humanistes et de se battre continuellement contre la montée de l’extrême droite. 

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Bien que le documentaire dévoile la dimension humaine et fraternelle imprégnant les murs du Clémenceau, il se dégage des échanges entre les clients et leur situation sociale le lourd sentiment d’une population oubliée et mal-aimée. Au Clémenceau ouvre une brèche sur la misère et la souffrance de Français peinant à survivre avec le peu de revenus qui leur sont octroyés. Et puis le bar, évidemment, offre la dangereuse occasion de conjurer sa solitude en plongeant dans l’addiction. Car ici, alcool, tabac et jeux sont à profusion et personne ne pourra empêcher les abus. Le réalisateur s’entretient avec Georges dans un lieu à part, lui demandant ce qu’il pense de son métier « marchand de mort ». Le patron du Clémenceau réfute ce constat, en expliquant à juste titre que les « gens dans le besoin, qui peinent à clôturer leurs fins de mois, compensent par le jeu, la clope et l’alcool ». Georges déclare ensuite, tout en prévenant que son propos risque de choquer, qu’ « il y a des gens, il vaut mieux qu’ils fument. S’ils arrêtaient de fumer, ils grossiraient les statistiques de suicides et dépressifs. Le jeu, c’est un peu du rêve, on vend du rêve. Nous quand on était petits, on croyait au père Noël. Ces gens-là croient toujours au père noël à travers la clope, la française des jeux, le PMU ».

Dans l’esprit de Georges, il faut faire le choix clair entre interdire le jeu ou ne pas l’interdire, mais dans ce cas, sans culpabilisation des consommateurs. Au Clémenceau ouvre également la réflexion sur la notion d’égalité en France. Un homme âgé explique avoir été interpellé suite à un excès de vitesse et condamné à régler une amende de 153€. Aidé par un avocat, il lui a fait part de son constat quant au « paradoxe » dans la dite « égalité de la société française », qui ne signifie aucunement l’équité. Car en réalité, « le système d’égalité des punitions suite à des infractions, c’est comme si on donnait aux gens riches l’autorisation de tuer. Et nous, on a pas le droit d’être dangereux parce qu’on n’a pas les moyens de payer. ». Au Clémenceau, nombreux sont les habitués du bar à souffrir d’un passé traumatique —« Mes parents ont fait des choses qu’il faut pas faire aux enfants », confie l’un d’entre eux ; d’une misère financière et sociale ; d’une solitude dévorante. Le film de Xavier Gayan donne alors la parole à un échantillon masculin marginalisé et invisibilisé, parfois joyeux, parfois désabusé, parfois en colère, mais toujours intimement réuni par la volonté d’échanger et de bâtir un quotidien enrichissant.

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Au Clémenceau possède également cette particularité de poser la question du rôle d’un patron ou d’une patronne de bar : entre infirmier, psychologue, marchand, psychologue, et animateur. Lors d’un entretien avec Neige, la fille de Georges, sa prédécesseuse au bar, celle-ci se confie sur sa démission de ce rôle : « J’ai arrêté le bar car je commençais justement à me sentir blindée, et j’avais pas envie de ça, j’avais envie de garder mon humanité […] les gens sont beaux. Les gens sont très beaux. On partage une famille […] La plupart des gens ont des très belles histoires et plein de choses à partager ». Elle explique que derrière le comptoir, c’est comme une scène de théâtre, où l’on se donne en spectacle, ou l’on a un devoir d’animation. Xavier Gayan finit par poser la question : « Tu crois que ça révèle quelque chose sur la société, ce bar-tabac où l’on vient chercher de l’amour ? ». Et la réponse se trouve sans doute dans la recherche de la famille que ces hommes n’ont jamais eue. Après le magnifique Atlantic Bar de Fanny Molins sorti quelques mois plus tôt, Au Clémenceau poursuit cette trajectoire humaniste de faire miroiter ce type de microcosme d’hommes plongés dans l’isolement. Le film a obtenu le Prix Clé d’or au Festival Psy de Lorquin, et le Prix du Jury au Festival des à-côtés.

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