Pour leur premier long-métrage, Tomáš Weinreb & Petr Kazda se penchent sur le destin d’Olga Hepnarová, dernière femme condamnée à mort dans la Tchécoslovaquie post-printemps de Prague des années 70, auteure d’un meurtre de masse traumatisant en 1973. Bien qu’inspiré d’évènements réels, Moi, Olga se refuse à la fiction hagiographique autant qu’au film didactique pour s’interroger sur ce qui a pu pousser cette « fille en bonne santé et à la peau blanche » à commettre en toute lucidité un acte qui résonne encore plus de 40 ans après en République Tchèque comme une plaie non cicatrisée.

Sans musique, par son noir et blanc épuré mis au service d’un langage privilégiant l’accumulation de plans fixes aux mouvements de caméra superfétatoires, Moi, Olga opte pour une esthétique manifestement influencée par la photographie féminine « autobiographique » de l’époque. Outre l’inspiration plastique d’une Francesca Woodman ou d’une Alix Cléo Roubaud, difficile de ne pas mettre en parallèle le lent suicide d’Olga avec les existences éclairs de ces artistes. Si l’on frôle parfois une forme d’iconisation aux limites de l’artificialité, la composition du cadre toujours signifiante rattrape ce maniérisme inutile : elle épouse le point de vue de l’héroïne, traduisant son impossible adaptation à la société ainsi qu’une sensation de rejet. L’éblouissante interprète principale monopolise l’écran et nos yeux. Avec son regard d’animal sauvage et apeuré, Michalina Olszanska se donne corps et âme à son personnage. Le plan serré sur un visage hermétique à l’extérieur – dans lequel le hors champ sonore retentit comme un chaos – en dit autant que le plan large révélant son isolement voire son exclusion pure et simple lorsqu’elle quitte l’espace visuel. Le rythme général guidé par son mutisme et son énergie au bord de l’anesthésie contraste avec des péripéties suggérées la plupart du temps par une utilisation très pertinente de l’ellipse. La cohérence formelle naît de ces ambivalences mêmes, parvenant à restituer sensations, sentiments et non-dits de l’intérieur autant que la dureté générale vue sous un angle plus extérieur.

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Copyright Arizona Films 2016

Les cinéastes n’éludent pas les morts, mais les renvoient à l’anonymat, écho à une héroïne oubliée du monde. Car la véritable victime est aussi la coupable. Moi, Olga est le récit d’un désespoir, engendrant marginalisation et passage à l’acte. Il en découle un portait préférant le questionnement intime au jugement moral, à la fois déstabilisant et bouleversant. Le point de vue adopté permet l’empathie vis-à-vis d’un personnage blessé, buté, incapable de communiquer et inadapté à « un monde abstrait qui ne la concerne pas ». Moi, Olga nous laisse avec ses mots, d’une violence déchirante, nous enserrant dans une souffrance intérieure qu’on finit par éprouver, tout en incitant graduellement à la distance : est-elle cette « prügelknabe » (souffre-douleur) ou une jeune femme dont la dépression suscitant une haine viscérale du monde jusqu’à la folie ? Et d’ailleurs, où commence la folie, à partir de quelle frontière franchie peut-on la nommer  ? « Je suis folle mais ma folie est clairvoyante ». Cette seule assertion contient le tourbillon d’Olga, à jamais insaisissable.

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Pourtant, parfois, cet itinéraire à l’issue inéluctable est parcouru de parenthèses heureuses révélant une autre facette qui ne parvient jamais à prendre le dessus sur le négatif en raison d’une inaptitude à extérioriser ses ressentis et d’appels à l’aide réduits au silence. On pense parfois aux belles rencontres qui émaillent le Oslo, 31 août de Joachim Trier et qui semblaient pouvoir faire échapper le héros à son suicide. Beaux instants que ceux où elle tend à trouver enfin sa place, une embellie qui coïncide avec la découverte de son attrait évident pour les filles et un premier amour dévoilant une sexualité effrontée. Ces très belles scènes charnelles filmées frontalement renvoient à nouveau plus que jamais à l’impudeur abstraite de ce corps paysage photographié par Woodman. La fille rejetée devient alors une figure contestataire malgré elle, et une créature de cinéma fascinante s’émancipant au sein de milieux ( garage, bar,…) et rapports aux antipodes de l’environnement strict dans lequel elle a grandi. Cela passe par la réappropriation de codes dits masculins allant de l’apparence (coiffure, tenue vestimentaire, attitudes, postures, cigarettes…) à l’attrait pour la conduite (voiture, camion ) symbole de prise de pouvoir, de force virile apprivoisée telle une arme.

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 Ce sera d’ailleurs la sienne dans le pivot du film, la violente séquence d’attaque en camion retranscrite dans un faux temps réel nous plaçant dans une position de témoin impuissant, où visions d’horreur croisent le regard impassible de l’héroïne face à une foule estomaquée. Ironie (volontaire ou accidentelle) lorsqu’un policier s’adresse à elle immédiatement après la tuerie, dépassé par la situation mais désireux de l’aider : « Tes freins ont lâché ? Tu t’es endormie ? ». Une bienveillance dont elle n’a que trop peu bénéficié auparavant à l’instant le plus inopiné. Difficile de s’ôter de la tête, le travelling consécutif accompagnant la sortie du camion où Olga tenue par le policier, découvre en différé les conséquences de son acte comme « l’objet inanimé » qu’elle disait être précédemment. La surprenante intention première du policier reflète a posteriori une société lisse et normative, où le mal n’est pas censé avoir l’apparence d’Olga. La dénonciation sociale qui transparaît en devient furieusement actuelle : indifférence nombriliste générale, absence totale d’altruisme, comme en témoignent les édifiantes requêtes des victimes toutes d’ordre matériel et par ricochet purement consuméristes. Son monde est aussi le nôtre.

 

 

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A propos de Vincent Nicolet

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