Une femme se fait battre par son mari ivre dans leur logement vétuste de Manille. Ce n’est vraisemblablement pas la première fois que cela arrive. Défigurée par les coups, emportant avec elle sa fille dans ses bras, elle fuit vers le poste de police le plus proche et porte plainte, cherchant à faire emprisonner son époux trop violent. Ceci est le démarrage d’une machine judiciaire qui, d’accusation en défense du mari violent, vont créer un équilibre précaire visant à aboutir à une certaine forme de justice. Tel est le propos, finalement assez simple, du premier film du cinéaste Raymund Ribay Gutierrez, Verdict, produit par son fameux compatriote Brillante Mendoza, et diffusé en France par le biais de la plate-forme Filmo.

Une femme défigurée (M. Eigenmann) (©Centerstage Productions / Filmo)

A partir de cette trame conventionnelle, cette œuvre sèche et exigeante pénètre dans le pouvoir judiciaire philippin et le scrute avec une volonté farouche de réalisme brut, cherchant constamment à capturer son rythme aussi lourd que chaotique, son mouvement perpétuel bien que d’une lenteur pachydermique, son désordre, sa surcharge parfois aberrante (la salle d’audience, toute petite pièce toujours pleine comme un œuf), tout ceci encore rehaussé par une moite chaleur équatorienne qui amollit les corps et les esprits et semble encore peser sur la cadence du film. Ce désir d’observation de la part de Gutierrez est confirmé par sa façon abrupte de filmer caméra à l’épaule, suivant au plus près ses protagonistes, des actions violentes ouvrant le film à la totalité de leurs démarches administratives qui semblent se répéter ad nauseam. Sans atteindre véritablement au génie de Cristi Puiu, Verdict n’est cependant pas sans rappeler par son style radical l’odyssée du vieux monsieur malade de La Mort de Dante Lazarescu (2005), marchant irrémédiablement vers sa mort en un voyage bucarestois infernal le menant d’hôpital en hôpital. L’héritage semble par ailleurs assumé par Raymund Ribay Guttierez, prénommant Dante le mari violent de son film (le personnage est interprété par Kristoffer King, lui-même décédé en 2019 à l’issue du tournage du film à cause de complications liées à un diabète et auquel le film est dédié).

Par le truchement de ce souhait de scrutation du réel, Verdict s’avère d’une ambition formidable : il semble rêver un réalisme qui serait dépourvu de zones d’ombre. Dans la célèbre préface de son roman Pierre et Jean (1887), Guy de Maupassant lui-même disait l’impossibilité de l’auteur ou de l’artiste réaliste à recréer fidèlement le réel puisqu’il est censé adopter un point de vue et des choix artistiques de représentation (« Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc, — ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. »). La création réaliste suppose donc des angles morts, que redoublent dans le film de Gutierrez ceux de la justice elle-même, obligée de trier au hasard le bon grain de l’ivraie, forcée de croire ou de ne pas croire les divers témoins appelés à la barre, victimes et coupables interchangeables selon s’ils sont interrogés par l’accusation ou la défense. Aveuglée par les faux-semblants de la rhétorique, la notion de justice devient paradoxalement une mise en doute de la réalité ; la victime des violences maritales demandera à la procureure qui la défend si elle va gagner ou non son procès alors même qu’elle est justement celle qui subit des agissements de son époux.

Un mari accusé (K. King) (©Centerstage Productions / Filmo)

Raymund Ribay Gutierrez semble vouloir transcender le réalisme, le rendre infaillible, ne pas choisir un point de vue mais en agréger plusieurs pour pouvoir considérer la situation décrite de la manière la plus claire et large possible, ceci afin de dépeindre un tableau peu réjouissant du système judiciaire philippin. Les deux éléments vont de pair : la narration qui ambitionne l’omniscience la plus parfaite porte par contraste un regard impitoyable sur la faiblesse du système judiciaire philippin incapable de trancher sur ce qui est vrai ou faux et obligée de condamner ou d’acquitter au doigt mouillé et au plus vite, le même juge enchaînant les affaires sans transition les unes après les autres. La scène de la déposition de Dante est de ce point de vue la clé de Verdict : l’accusé ment éhontément sur le récit des événements qui l’ont conduit au tribunal ; tout le monde prend pour argent comptant ce qu’il raconte, sauf ceux qui ont assisté à la scène : sa femme Joy (Max Eigenmann), éberluée, et les spectateurs du film qui ont bel et bien vu la gratuité de la violence exercée sur elle. En une séquence, le film de Gutierrez met en scène la réhabilitation de l’image réaliste, moins contestable que la totalité d’un système de justice nécessairement partial et inefficace, comme le confirmera une fin lapidaire et finalement assez surprenante, et un dernier plan assez désespérant. Aussi bien audacieux traité esthétique que film politique vigoureux, Verdict est donc une vraie réussite, et la naissance d’un cinéaste formidablement prometteur. A suivre.

A voir sur la plate-forme Filmotv.com depuis le 24 mars 2022

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A propos de Michaël Delavaud

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