Nanni Moretti – « Mia Madre »

Préambule : difficile, ici, en si peu de temps, de parler de Mia Madre. Eblouissante comédie triste, le film, obstiné et malmenant son spectateur, nous avait laissé au sortir de la séance un peu sonné de son vernis blanc, presque absent. Presque déçus.

Il aura toutefois fallu un peu moins d’une heure pour formuler cette simple phrase : « ces gens me manquent ». C’est sans doute le plus beau compliment qu’on pourrait lui faire et il faudrait presque s’arrêter ici. Mais puisqu’il faut écrire, écrivons.

« Comment ca va, Nanni ? » La question est rituelle, tant le réalisateur semble nous donner rendez vous, depuis 12 films aujourd’hui, pour nous expliquer ses joies, ses peines, ses doutes . Un cinéma du « je », égotique et énervant, fascinant et personnel, et dont on vient prendre le pouls de l’homme comme de l’état de son pays. Nouveau « chapitre » ici (l’expression est de Moretti lui-même), nouveau journal intime. Celui de la noirceur et du deuil, d’un homme ayant perdu sa mère durant le montage de son précédent film, Habemus papam.

Passons rapidement sur son argument, banal : Margherita (Margherita Buy) est réalisatrice. En plein tournage de son prochain film dont la star (John Turturro), cabotine, menace le résultat, elle doit passer sans cesse du plateau à la chambre d’hopital où doucement se meurt sa mère, tranquillement épaulée par Giovanni (Nanni Moretti), force imperturbable au chevet de la malade, toujours discrètement présent.

-Giovanni/Nanni et tous les autres.

Discrètement, tel est le terme. Car s’il y perpétue sa veine autobiographique, Moretti s’y explose, comme en de multiples éclats, de multiples objets transitionnels.

Il est avant tout Margherita, bien sûr, la réalisatrice autoritaire, masculine, obsédée par son tournage de film social (dont on ne saura jamais très bien s’il le prend très au sérieux). Mais il est aussi Giovanni, le frère parfait, toujours là, toujours calme, tenant la barque. Le fils absolu, sans doute celui qu’il se rêve être, et qui borne son rôle à accompagner tout autant métaphoriquement la défunte que le film tout entier.

Cette présence par touches rend un ton nouveau, un film confession où le « je » se conjugue au « tu », redynamisant les rapports tout autant fictionnels que psychanalytiques.

La mère y est à la fois le cœur et la périphérie, bizarrement déjà absente, simple corps comme un cadavre en devenir, dont on capte le pouls et la respiration. Sans cri et (c’est le plus scandaleux et le plus juste) : sans révolte.

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-Pourquoi continuer ?

Cette atonalité du film est le cœur de son désespoir.

N’espérez pas y pleurer à grosses larmes : Moretti n’est pas Haneke (un peu moins de saloperie, sans doute). On y rit, certes, beaucoup, grâce au jeu baroque de Turturro, mais comme protégé par le cocon de la fiction, de la mise en abime.

« Get me back to reality! » hurle Barry Hughins (John Turturro), perdu dans son mimétisme et jouant à ressentir.

A la fiction le rire, au réel la tristesse :  en refusant le climax, il refuse la catharsis au spectateur, qu’il emporte sans négociation possible avec lui, le rejetant hors de la fiction avec la boue noire de son désespoir, modifiant l’équililbre de son doux-amer pour le faire clairement pencher du côté du second terme.

-Les vivants et les morts

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Car s’il y a quelque chose ici à cicatriser, ce n’est pas le drame, absolu, de la disparition et que le film repousse sans cesse pour ne pas ployer sous lui, encore moins la tristesse, nécessaire. C’est plutôt ressituer l’un comme l’autre dans le tissu de la vie.

Se tenant durant tout son déroulé le long du « juste avant », il trace cette frontière grise et noir du désespoir, inacceptable, inéluctable. On rêve la mère morte avant l’heure, on la fantasme perdue dans les rues, on remonte une file de cinéma pleine d’absents (la fiction, protectrice, encore), délitant le fil d’un récit linéaire en apparence, mélangeant sans complexe les tissus narratifs, mémoriels, cauchemars et réalité, craintes et douleurs, rires et larmes.

Si Margherita souffre, c’est justement de cette suspension du sens, envahie du doute et de cette sensation d’inadéquation avec le monde qui l’entoure dans une mécanique intime et filmique (mais chez Moretti, l’un peut-il être délié de l’autre ?) : que va-t-on faire des livres de ma mère ?

Et dans ce dialogue intime de soi à soi (il y a si peu d’autres personnages que ce clan là), véritable cœur du film, il y a cette question, qui court déjà dans Habemus Papam : Comment faire face ? Comment simplement tenir debout ?

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-Tristesse/tendresse.

Dérèglement du sens, perte de la fiction. Avec la force obstinée des chefs d’œuvre, il va jusqu’à y effacer sa mise en scène. Ce n’est pas le formaliste de Journal intime ici, pas même la folie froide du Caïman. On y cache par politesse le désespoir sous une mise en scène discrète, quasi blanche, presque extérieure.

C’est le film bizarrement apaisé d’un être à terre(et les photos récentes qui paraissent dans la presse semblent confirmer ce sentiment, ce regard de chien battu, un peu bouffi, incapable de joie), ne sachant plus trop s’il faut continuer à se battre, à défendre, quoi, des idées ? Il y a de l’absurde à vouloir continuer. A y croire.

Car que reste-t-il à filmer, alors ? l’essentiel : cette précieuse reconnaissance empathique avec les personnages, enchassés dans un naturalisme discret. Parce qu’ils n’y sont rien d’autres qu’eux-mêmes, médiocres et beaux, semblant continuer dans le film une vie qu’ils n’ont aucunement besoin de nous expliquer pour en porter la charge. Un divorce s’y joue par une amourette ratée, une relation conflictuelle se dévoile par un simple choix de plats à ramener à l’hôpital, jamais aussi bien choisis que ceux du frère, le chouchou.

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Cet hyper présent de la narration, cette confiance absolue dans le spectateur et sa capacité de compréhension est un geste d’amour : c’est un film où l’on se tait. Et où l’on caresse les cheveux de sa fille cinquantenaire pour lui dire son amour, où le deuil se joue comme une chaise comme l’on replace au bureau de l’absent.

C’est aussi cela, ce film : une tendresse qui point et serre le coeur. Non pas une partition complexe, mais plutôt quelques notes tenues mais où, à la manière d’Arvo Part accompagnant tout son déroulé, l’attaque serait si douce qu’on ne semblerait en entendre que les résonances longues dans le silence. D’une justesse absolue, des êtres qui tintinnabulent, pianissimo, face à la douceur de la disparition. Amenons le mort au tombeau, et les autres à la tristesse d’être en vie.

Et dans ces quelques notes qui ne peuvent plus valser, repartir avec un sanglot. « A demain »

Tant de mots ici, tant de mots ailleurs, d’interviews et de regards critiques qui se succèdent depuis quelques jours. Mais soyons aussi honnête que le film est bouleversant : difficile dans ces quelques lignes de lui rendre suffisamment hommage. Complexe par son propos (le travail, le deuil, l’intime, le social, la filiation, l’amour, le désespoir, etc) et humble dans sa forme, se tenant à l’exacte crête qui lui permet d’être tout à la fois pudique et totalement nu, c’est un éblouissement. Un film modeste et tendre, dans le sens le plus nobles de ces deux termes : peut-être l’un des meilleurs de Moretti, sans doute aucun le plus beau film de 2015.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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