Sortie du film : mercredi 5 avril 2023
(Le présent texte contient des spoilers).

Pour About Kim Sohee, son deuxième long métrage – qui a été présenté en clôture de la Semaine de la Critique au dernier Festival de Cannes -, la réalisatrice July Jung s’est inspirée d’un fait divers macabre ayant fait grand bruit au pays du Matin calme. Lors d’un entretien avec Charles Tesson, réalisé en janvier 2023, elle déclare : « [Il] s’est passé fin 2016 dans une petite ville de Corée du Sud, à Jeonju. Un drame lié à l’histoire d’une lycéenne qui suivait une formation professionnelle dans un centre d’appel pour une grande entreprise de téléphonie. Sa famille et les syndicats ont affirmé qu’il s’agissait d’un accident du travail. L’entreprise en question a fui devant ses responsabilités. L’indignation envers cette entreprise, dont les conditions de travail dégradantes ont été révélées, a été très violente, et des excuses ont été présentées, avec la promesse d’améliorer les conditions de travail. Suite à cela, la loi a été modifiée. L’affaire s’est terminée ainsi » (in Dossier de presse). Le drame dont il est question est un suicide.
Dans l’entretien qu’elle nous a accordé en mars 2023 à Paris, dans les locaux d’Arizona Distribution, July Jung nous a expliqué que, n’ayant eu connaissance de cette affaire que plusieurs années après qu’elle a eu lieu, elle n’a pas mené d’enquête sur le terrain, n’a pas interrogé elle-même de témoins. Elle s’est documentée à partir des « enquêtes » faites par « des journalistes, des militants », des témoignages apportés par des « stagiaires, par la famille endeuillée » ; à partir de retranscriptions et de vidéos de « réunions » consacrées à l’affaire, d’ « interviews des travailleurs du centre d’appel ». Ces éléments ont constitué une base pour créer des « personnages fictifs, une histoire fictive » (1).


Premier élément inventé que nous entendons relever : la danse. La lycéenne Kim So-hee l’aime et la pratique avec talent. On la voit au début du film s’entraîner dans une salle dédiée à cette activité. La danse est une manifestation de vie, une manière de supporter le quotidien, de garder espoir en l’avenir. Mais So-hee ne parvient pas à faire ses figures jusqu’au bout, elle chute. Elle les répète et chute encore et encore, comme si ses mouvements corporels représentaient symboliquement son parcours existentiel, comme si son drame était inscrit d’emblée en elle.

Une grande partie du récit est consacrée à décrire les conditions inhumaines dans lesquelles travaillent les stagiaires comme So-hee qui sont au service de la société Korean Telecom. La pression la plus directe est exercée par un jeune manageur. On sent que lui-même est soumis à des contraintes de la part de ses supérieurs. Il en vient à se suicider. July Jung nous a expliqué que, dans la réalité de référence, un manageur a bien mis fin à ses jours en laissant un message d’alerte sous forme de lettre, mais trois ans auparavant. La réalisatrice a concentré les événements pour les besoins de son drame filmique. So-hee réagit très mal à cet événement, à la volonté des dirigeants de l’entreprise d’étouffer l’affaire. Au comportement extrêmement froid de la manageuse qui remplace son défunt collègue. La stagiaire comprend les manipulations auxquelles se livrent ses supérieurs pour payer le moins possible les employés, pour garder un pouvoir sur eux, et ne les accepte pas.
So-hee entre dans une spirale infernale. La réalisatrice a commencé par montrer une jeune fille apparemment forte, une battante, mais pour souligner paradoxalement sa fragilité et l’effet absolument néfaste du travail qu’elle est contrainte de faire. So-hee s’automutile, frappe la manageuse, et, mise momentanément à pied, finit par se noyer volontairement dans un réservoir d’eau (2).


Après la mort de So-hee, une autre partie du film, assez distincte de la précédente, commence. Une inspectrice de police, Yoo-jin (l’actrice Bae Doo-na, qui a, entre autres, joué dans The Host de Bong Joon-ho), commence une enquête de routine. Cette apparition de la policière et le rôle qu’elle va jouer constituent un autre élément fictif, en fait le plus important d’About Kim Sohee. Yoo-jin se rend progressivement compte de la terrible réalité dans laquelle la lycéenne a été plongée, des méthodes illégales de l’entreprise qui a employé celle-ci. Elle continue donc son enquête, creuse ce qu’il y a à creuser.
La réalisatrice July Jung a mis en miroir les deux protagonistes, même si celles-ci ne sont pratiquement jamais coprésentes, même si elles manquent fondamentalement l’une à l’autre, si elles semblent se rater. L’inspectrice Yoo-jin est la force qui a peut-être manqué à So-hee. Elle est une conscience et une justicière symbolique. Habillée de noir, comme en deuil – il est d’ailleurs signifié qu’elle a perdu peu de temps auparavant un être cher, sa mère -, apparaissant sans qu’on s’en rende vraiment compte parmi des danseuses que côtoie So-hee, dans la première partie du film, elle est comme un fantôme aux intentions bienfaitrices, quelqu’un qui surgit dont on ne sait où pour tenter de réparer le mal qui a été fait. Elle a un rôle maternel, du point de vue affectif, et un rôle quasi paternel, pourrait-on dire, du point de vue du rapport à la Loi. Elle est identifiée à la stagiaire sacrifiée et elle s’identifie à elle. Pour les besoins de son enquête et pour comprendre ce qui s’est passé, parce qu’elle se sent proche de So-hee pour diverses raisons, elle refait une partie du chemin emprunté par celle-ci, reproduit plusieurs de ses gestes, de ses actions et réactions – chute lors d’une danse, coup de poing asséné à quelqu’un qui profère des insultes…


Un des intérêts du film vient de ce qu’il présente tous ceux qui ont été de près ou de loin concernés par la situation dans laquelle s’est retrouvée So-hee comme se déresponsabilisant en expliquant qu’ils n’ont fait qu’obéir à des injonctions venues d’en haut ou de l’extérieur, qu’ils n’ont fait qu’accomplir du mieux qu’ils ont pu la tâche qui leur a été confiée. Certains en viennent à incriminer la victime et à laisser entendre qu’ils n’ont rien vu ou pressenti et qu’ils ne pouvaient rien voir ou pressentir.
Un de ces intérêts vient également de ce qu’il montre que tous les acteurs de ladite situation étaient objectivement sous la pression de leur hiérarchie, obligés de rendre des comptes. Quand nous avons évoqué cette question avec July Jung, en lui demandant si elle ne considérait pas ces acteurs comme victimes autant que coupables – c’est particulièrement le cas des parents : ils ont perdu leur enfant, mais ne semblent avoir rien vu, n’ont pas été là où ils auraient dû, et ont poussé la lycéenne à travailler dur en se soumettant à des injonctions sociales -, elle nous a précisé qu’ils étaient bien « pris dans un engrenage, et étaient les rouages d’un système ».

Toute en sobriété, avec une utilisation subtile de la lumière et du hors-champ, July Jung fait un portrait réaliste de la société ultralibérale, des dérives civilisationnelles qui brisent rêves, libertés et existences individuelles. On pense au personnage, lui aussi fictif, de la jeune amie de So-hee. Une influenceuse dangereusement dépendante de son activité et soumise aux insultes de ses suiveurs. « C’est en quelque sorte un portrait condensé de la jeunesse coréenne », nous déclare July Jung à propos de cette adepte des réseaux sociaux.
Des situations comme celles décrites dans le film sont évidemment légion et parfois bien plus mortifères. Nous ne savons pas exactement ce qu’il en est pour la Corée, mais rappelons que, en France, une vague de 35 suicides a par exemple eu lieu dans la période 2008-2009 au sein de la société Orange – France Telecom, due à ce qui a été appelé un « management de la terreur ». D’anciens responsables ont été jugés et condamnés en première instance en 2019, puis en appel en 2022.
Le film de July Jung découle de sa volonté de comprendre comment l’ultralibéralisme en est arrivé à pénétrer la sphère de l’Éducation Nationale et à jouer avec la vie de très jeunes personnes, de lycéens : « Je ne comprenais pas pourquoi les jeunes filles étaient envoyées pour accomplir des tâches que même des adultes expérimentés ne peuvent pas supporter ». La réalisatrice nous a expliqué, par ailleurs, que le climat politique très agité régnant en Corée du Sud au moment où le fait divers a eu lieu et où elle a travaillé au projet d’About Kim Sohee a influencé son travail : à cette époque, la Présidente de la République Park Geu-hye a été destituée, jugée et condamnée, entre autres, pour abus de pouvoir et corruption.

À noter, pour conclure, qu’About Kim Sohee présente des similitudes – intéressantes – avec l’émouvant premier long métrage de July Jung, A Girl At My Door (2014). Dans un village de pêcheurs, une commissaire de police – incarnée également par l’actrice Bae Doo-na -, qui ne semble pas pouvoir avoir de point fixe, se bat contre des pratiques illégales, en l’occurrence l’utilisation de main-d’œuvre clandestine . Elle joue un rôle protecteur, et même salvateur, auprès d’une toute jeune fille victime de harcèlement et de violences physiques, et qui trouve une consolation dans la danse.

La réalisatrice July Jung

Notes :

1) Nous avons fait quelques recherches sur des sites coréens afin de trouver des traces de cette affaire et dans le but de recouper les informations. Bien qu’ayant quelques difficultés pour comprendre la langue, nous avons appris et compris que la lycéenne s’est suicidée en janvier 2017, qu’elle était âgée de 19 ans et se nommait Yang Hong. Elle travaillait dans un centre d’appel nommé LB Hunet, fournisseur de services pour un grand opérateur coréen de téléphonie mobile : LG U+. Yan Hong aurait été victime d’un important stress dans le cadre de son travail, aurait été obligée de faire des heures supplémentaires, et ce après avoir signé, en plus d’un contrat type, un second contrat proposant un salaire beaucoup plus bas que celui mentionné dans le premier, et contrevenant à la législation en vigueur dans le domaine du travail. Quand l’affaire a éclaté au grand jour, des plaintes ont été déposées auprès du Ministère de l’Emploi et du Travail, notamment par un ou des organismes de défense des droits des citoyens.
Parmi les sites consultés :
* https://www.outsourcing.co.kr/news/articleView.html?idxno=69092
* https://m.khan.co.kr/national/labor/article/201703132200005

2) Ce lieu ressemble à un lac. Quand nous avons demandé à July Jung si des cinéastes ou des films lui ont servi de points de repère au moment où elle a conçu et réalisé About Kim Sohee, elle a cité Sans toit ni loi d’Agnès Varda et Mouchette, en faisant référence au moment où l’héroïne bressonienne se noie volontairement dans un étang.



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