Après avoir réalisé plusieurs courts métrages, le réalisateur anglais d’origine marocaine Fyzal Boulifa s’est lancé dans son premier long métrage en 2019, Lynn + Lucy, produit par une société de production britannique : un récit d’amitié entre deux femmes fragilisé lors d’un événement familial impromptu. Le réalisateur semble avoir une prédilection pour les relations que les schémas sociaux d’oppression viennent tourmenter, qu’il ne manque pas d’approfondir à nouveau dans son second film : Les Damnés ne pleurent pas se situe au Maroc et explore la relation entre Fatima-Zahra et son fils Selim de dix-sept ans, suivant une itinérance torturée dès lors que la mère subit un événement traumatique : ils sont alors tous deux condamnés à la fuite de leur condition. Entre non-dits et opportunités discutables, le duo mère-fils suit un cheminement tortueux et jonché de corruption, mettant à rude épreuve leur relation.

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Une succession de vanités cinématographiques introduit Les Damnés ne pleurent pas, au gré d’un violoncelle lancinant et mystérieux : on y voit, dans une atmosphère obscure, un vase garni de roses rouges, dont l’ombre sur le mur s’étire comme une spectre macabre ; une table ornée d’une nappe dentelée, sur laquelle trônent un verre vide, un flacon de parfum, et un miroir ouvragé, quelques légers jeux de lumière et d’ombre venant y conférer un aspect à la fois esseulé et tourmenté. Et puis la caméra esquisse une lente trajectoire, passant par un plan d’une photo d’un homme dans un cadre (on y devine le père absent), avant de dévoiler deux corps endormis sur un matelas à même le sol : ce sont Fatima-Zahra et son fils Selim. D’emblée, le cadre, passant par ce jeu esthétique avec la vanité, annonce un récit imprégné par la notion de fragilité et d’éphémère, avec une beauté picturale dense et habitée par une poésie du réalisme.

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Les Damnés ne pleurent pas se construit à partir d’une fuite, un voyage vers un avenir meilleur, articulant son récit autour du lien ténu entre obligations vitales, et opportunisme corrompu. Fatima-Zahra décide de partir avec son fils après s’être fait agresser par un homme l’ayant dépouillé de tous ses bijoux de valeur. Le voyage commence, et les non-dits se fissurent, les secrets éclatent et les mensonges enveniment progressivement leur relation. Fyzal Boulifa fait preuve d’un véritable art de la composition des plans —qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, des couleurs et des ombres, instillant à chaque image la teneur d’un tableau. On pense notamment à ce plan avant le drame : sur une colline à la faune asséchée sous un ciel étincelant, Fatima-Zahra se tient au premier plan, entièrement vêtue de rouge, tandis que la silhouette de l’homme, au second-plan, se dessine avec des contours floutés, comme pour mieux signifier la sournoiserie trouble de sa menace. Et lors du trajet en bus qu’effectuent Selim et sa mère quelque temps plus tard, des accords au violon à la fois stridents et graves détonnent avec le somptueux paysage qu’ils traversent. Il règne une ambiance de gravité pesante, mais teinté de touches de légèreté qui transparaissent notamment dans l’esthétique méticuleuse et harmonieuse des images.

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Si Fyzal Boulifa parvient à peindre le tableau d’une fuite vers une vie meilleure, en y montrant les dynamiques de corruption, de morale mise à mal, ou le poids du secret, c’est sans jamais porter de jugement qu’il développe ses personnages en dépeignant le lien entre la mère Fatima-Zahra et son fils Selim : il s’agit là d’une relation mère-fils aussi bien tortueusement complexe et ambiguë, que profondément fusionnelle. Dès le début, ce lien d’amour profond qui les unit s’exprime dans leur quotidien, comme lorsque Fatima-Zahra lave les cheveux de son fils —dont l’image possède quelque part des réminiscences d’une Pietà ; où lorsque Selim exprime à sa mère son désir de la protéger à jamais. Dans leurs échanges règne une certaine gravité et la pesanteur des secrets, comme si chacun d’entre eux cherchait la préservation de l’autre par le sacrifice de soi.

Les Damnés ne pleurent pas signe alors un récit à l’image profondément belle, riche en références artistiques —car le réalisateur parle de son influence de Mamma Roma de Pasolini, mais aussi des Nuits de Cabiria de Fellini— autour d’une relation mère-fils hantée par le poids des non-dits et brisée par une société corrompue et violente, les poussant à s’engager dans une voie aux antipodes de leurs principes moraux.

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A propos de Eléonore VIGIER

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