Il est peu probable que Milos Forman se soit réjouit de voir le « It’s beyond my control » repété à l’envi par John Malkovich dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears devenir une réplique culte, lui qui s’était attelé depuis des années à l’adaptation du livre avec Jean-Claude Carrière. Après le succès de la version signée Stephen Frears en 1988, l’adaptation que fait Forman du roman épistolaire de Choderlos de Laclos est injustement boudée tant par la critique que par le public.

A l’annonce du projet du film de Frears, le cinéaste continue d’y travailler d’arrache-pied. Valmont sortira en 1989. Paradoxalement, alors que le Frears  joue la musique de chambre et Forman la rutilante reconstitution historique, au charismatique trio John Malkovich/Glenn Close/Michele Pfeiffer, répondent des acteurs aussi peu connus à l’époque que Colin Firth, Annette Benning et Meg Tilly. Un choix aussi risqué que pertinent. Cessons le jeu des comparaisons qualitatives. Il s’agit de deux lectures radicalement différentes, et là où Christopher Hampton privilégie un oppressant jeu machiavélique et pervers, Carrière opte pour l’étude de mœurs, le recadrage historique, une vision plus subtilement mélancolique du personnage. Alors que les êtres d’Hampton semblent avoir déjà vécu, paraissent vieillissants et minés par l’ennui, Carrière les fait frêles, ouverts aux failles, au tout début d’une existence à l’avenir flouté. Justement, le film de Forman brille par sa justesse juvénile, sa fragilité. Jamais le Vicomte, malgré son marivaudage pervers,  n’avait paru si désenchanté, pré-romantique, celui qui, en jouant avec les femmes, joue aussi à se tuer à petit feu. Carrière se refuse à offrir des personnages schématiques, des figures qui incarnent des valeurs, du libertin à la perverse. Il se donne comme défi de leur offrir une seconde vie, crédible et complexe, une épaisseur supplémentaire, une complexité au delà des enjeux de l’intrigue ; et surtout, chacun à leur manière, tous sont des êtres amoureux. Tels des masques, leurs actes détournent le regard de ce qu’ils sont vraiment.

De plus, sans pour autant cautionner l’attitude machiavélique de Merteuil, le scénariste fait le portrait d’un monde misogyne où l’homme n’envisage la femme sous le seul angle d’un objet de conquête et de sexualité. Face à ce déterminisme social et culturel, cette dernière a recours, comme unique solution de pouvoir, au stratagème de la séduction et de la manipulation. A ce titre, la séquence dans laquelle Merteuil se voit renvoyer à la figure par son amant qu’il ne viendra plus la voir car il a trouvé une autre chaussure à son pied est particulièrement poignante. Tout aussi significatif est ce repas, en apparence très détendu où chacun viendra définir les rapports amoureux qui régissent les deux sexes.

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Un peu à la manière d’un Pinter, Carrière s’intéresse aux rapports de classes – rapports de domination – et à la manière dont se confrontent intimité et collectivité. A la violence charnelle de Frears, Forman oppose une forme de douceur qui emporte mieux le film vers un spleen insoupçonné. Ils ont tous l’air de jouer avec leur jeune vie, ces personnages, de l’obliger vers la légèreté, vers la petite mort continuelle qui voudrait leur voiler la face quant à la grande disparition. Mais derrière cette obligation de l’insouciance demeure une attitude suicidaire du héros, une démonstration de l’écrasement du « je » par le « nous », dans un cercle infernal où l’omniprésence du regard-voyeur de la caste ne laisse aucun secret possible, où le sort de chacun se joue comme un coup de dé. Rarement, le sourire comme amertume et l’éclat de rire comme habit de la tragédie n’avaient été aussi bien captés que dans Valmont. L’essence d’une pensée comme un poison si doux qu’on ne le sent pas s’immiscer de manière inéluctable, l’essence d’une époque qui cache la cruauté sous le bon mot, l’obscénité sous la préciosité. A l’instar de ce travestissement, la joliesse caressante des couleurs, la beauté séductrice des costumes est un parfait simulacre de la cruauté du spectacle qui se déroule sous nos yeux. La mort guette, délicieusement.

Il est temps de reconnaître Valmont comme un grand film méprisé, loin de tout académisme, une vision érudite et délicate du séducteur, qui réfléchit aussi avec puissance la difficulté d’intégration de l’individu au sein d’une société mondaine étouffante.

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Suppléments

Peu de bonus proposés, mais un entretien avec Jean-Claude Carrière, toujours passionnant, évoquant sa démarche d’adaptation et sa relecture de l’univers de Laclos. Un complément instructif à l’appréciation du film.

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Technique

La restauration est à tomber, le grain originel est superbement respecté, tout autant que la subtilité des couleurs et la précision des arrière-plans. La bande son a elle aussi un excellent relief. Est-il nécessaire de dire à quel point nous sommes heureux de revoir le film ainsi remis en valeur pour être, espérons-le, réévalué ?

 Valmont (USA, France, 1989) de Milos Forman, avec Colin Firth, Annette Bening, Henry Thomas, Meg Tilly
Combo Blu-Ray/DVD édité par Pathé Distribution

 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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