Umberto Lenzi – « Le couteau de glace »

Dès l’ouverture, en plus de situer géographiquement l’action, Umberto Lenzi évacue la question de la violence en y apportant la réponse la plus sauvage et polémique, même si en 1971 la problématique autour de la tauromachie n’était pas aussi vivace aujourd’hui. Il filme donc une corrida profitant d’un spectacle donné dans les arènes de Madrid. Il ne ‘agit pas de stock-shot mais de prises de vues réelles, tournées sur place, qui défilent en parallèle avec le générique. Les images du taureau malmené, violenté et ensanglanté avec l’arme habituelle, la pique, alternent avec le visage hébété de Martha Caldwell, interprétée par Caroll Baker, la jeune femme muette de ce Couteau de glace. Après ce prologue, il ne sera plus question de violences graphiques durant tout le métrage. Un choix surprenant de la part d’Umberto Lenzi, réputé pour ses dérives racoleuses pour peu que l’on se souvienne de ses films de cannibales. Dans le cas présent, il prouve non seulement son habilité de  metteur en scène instaurant une ambiance insolite en quelques plans furtifs – l’ingéniosité des cadrages lors  la séquence suivante située à la gare – mais aussi sa capacité de réfléchir, de penser un récit en terme de cohérence diégétique et de vraisemblance psychologique. Les images de mise à mort de l’animal violente le psychisme de l’héroïne qui reçoit l’agression de l’intérieur. Ces images pourraient tout aussi bien être mentales.

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Le film s’ouvre avec ses mots inventés de toute pièce par le cinéaste bien qu’attribués à Edgar Poe: « La peur est un couteau de glace qui vous déchire au plus profond de votre conscience ». L’opportunisme de la formule, alliée à une forme d’imposture, n’enlève rien à la pertinence de cette phrase, raccord avec le coeur du film : Le Couteau de glace est un giallo centré sur la peur, sur celle, pathologique, viscérale, éprouvée par Martha, l’héroïne.

Martha Caldwell n’est ni muette de naissance ni victime d’un accident physique. En revanche, elle a réchappé adolescente à une catastrophe ferroviaire qui a coûté la vie à ses parents. Depuis, aucun son ne parvient à sortir de sa bouche. Son handicap est lié à un traumatisme qui contamine de manière globale son existence. Bien que quadragénaire, elle agit et résonne comme une petite fille, ou au mieux une adolescente introvertie. De façon générale, son entourage la traite ainsi. Elle semble paralysée, mue par une angoisse existentielle, craintive de son entourage proche, hormis son oncle Ralph, féru d’occultisme avec qui elle vit dans une vaste propriété en Espagne.

Elle reçoit la visite de sa cousine, chanteuse de cabaret qui vient passer quelques jours auprès d’elle. Suivie par le docteur Laurent, Martha vit dans un cadre paisible, cotonneux, entourée de gens bienveillants. Son état fébrile finit par contaminer son environnement. Durant la première nuit, sa cousine est poignardée dans le garage. Evidemment ce n’est qu’un début, les meurtres s’enchaînent, constamment filmés hors champs, mettant l’accent sur l’atmosphère à la lisière du fantastique plutôt que sur l’aspect crapoteux coutumiers de certains spécialistes du genre.

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L’intrigue multiplie les fausses pistes respectant la structure habituelle du « whodunit », se permettant même des digressions amusantes avec l’apparition d’un hippie, prénommé Manson (sic!), suspect potentiel, laissant  dériver le film vers un fantastique satanique à la manière de Toutes les couleurs du vice.

La quasi absence de chair lacérée, de sang qui coule sur des poitrines dénudées, de rasoirs scintillants tranchant la gorge des victimes, rentre en résonance avec une mise en scène d’une étonnante sobriété, d’une rigueur presque anglo-saxonne si  les  zooms ne venaient par intermittences régulières rappeler le caractère latin du film. Par ailleurs, Umberto Lenzi fait un usage du zoom souvent intéressant, permettant d’enchaîner les séquences par des trouvailles visuelles pertinentes. Si parfois les effets sont grossiers et répétitifs (zoom sur l’enseigne du commissariat et plan suivant à l’intérieur du commissariat), certains enchaînements se révèlent très audacieux, apportant une réelle dynamique à ce giallo astucieux et envoûtant, supérieur à la moyenne.

La résolution finale, guère surprenante, mais très bien amenée, peut paraître simpliste, comme le souligne dans le bonus Jean-François Rauger, pointant le fait que la plupart des gialli sont stupides d’un point de vue de la vraisemblance psychologique. La dimension « Freud pour les nuls » ne s’applique pas uniquement au cinéma bis italien, mais également à certains Alfred Hitchcock et Brian De Palma qui œuvrent malgré tout dans le divertissement aussi brillant soit-il. L’intérêt est ailleurs ;Le Couteau de glace balaie rapidement la sensation de déception liée à sa trop grande sagesse pour atteindre une grâce visuelle, presque poétique, dominée par le travail splendide du chef opérateur Joseph F. Agayo  Hijo  et l’envoûtante musique de Marcello Giombini, qui s’éloigne du style nerveux et brouillon du cinéma habituel d’Umberto Lenzi.

De façon régulière, dans ses moments inquiétants où Martha se perd dans un espace étouffant, Le couteau de glace rappelle un autre thriller tourné la même année, substituant une muette par une aveugle, Terreur aveugle de Richard Fleischer. Seulement, là où le réalisateur de L’Étrangleur de Boston intègre à merveille le handicap du personnage joué par Mia Farrow dans sa mise en scène même, Umberto Lenzi se contente d’aller au bout d’une histoire explicative, ôtant un certain mystère à l’ensemble.

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Nonobstant ses défauts mineurs, réalisé entre Le Tueur à l’orchidée et Spasmo, Le Couteau de glace, coproduction avec l’Espagne tourné avec un budget très modeste, demeure un excellent giallo, qui doit essentiellement sa réussite à l’interprétation habitée de Caroll Baker, très  crédible en femme-enfant protégée par son entourage. L’ex baby doll confère à son personnage une dimension mélancolique qui prendra toute sa mesure dans le dénouement final.

Le Chat qui fume continue à soigner particulièrement ses éditions en ayant la bonne idée de ne plus surcharger en bonus qui pourraient faire doublon. L’analyse du film par Jean-François Rauger est claire et pertinente, remettant à sa juste place le film. L’entretien carrière, Umberto, avec le cinéaste s’avère passionnant, révélant un homme volubile, ouvert, cultivé même si manquant parfois de modestie. Il revient aussi sur le film pour un autre documentaire, Le silence qui tue, en stipulant sa passion pour les romans noirs (n’oublions pas d’ailleurs qu’il était lui-même romancier).

Enfin, cerise sur le gâteau, pour les mélomane, Le chat qui fume offre un CD indispensable, compilation de musique de gialli, suprême cadeau pour cette édition combo Blu Ray/dvd dont – mais est-il utile de le préciser ? – la copie est somptueuse. Un très beau travail éditorial pour un des gialli  méconnus qui compte parmi les plus intéressants.

 

 

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A propos de Emmanuel Le Gagne

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