Robert Kramer et John Douglas – "Milestones" – 1975 (DVD)

Il a fallu attendre plus de cinq années après Ice pour que Robert Kramer livre ce second long métrage impressionnant. Un projet qu’il n’a pas mené seul, puisqu’il est cosigné par le méconnu John Douglas. Une singularité de plus à cet ouvrage qui est sans doute le chef d’œuvre de la filmographie de Kramer… Soit près de 200 minutes monumentales de liberté, comme un torrent avant l’errance. Incontournable sur le plan artistique, c’est aussi un dernier souffle pour les utopies sociales et politiques de toute une époque.

Milestones débute paradoxalement par le portrait d’une vieillesse et de ses souvenirs. En prise directe dans le quotidien et la banalité, le film cherche de prime abord  à s’ancrer dans les racines identitaires de l’amérique. Un retour sur le passé, des photos et des objets… Etonnant pour un film illustrant la vie de personnes dédiant leurs vies au progressisme?  Hanté par la filiation et la recherche d’une continuité presque impossible, le film remonte en effet des générations de femmes et d’hommes, en se focalisant sur des rapports de mères à filles, entre sœur, des échanges pères/fils ou fraternels.Si l’homosexualité est aussi présente sourdement dans la description des rapports communautaires revendiqués, au delà de la nudité et de la question de l’enfantement, la sexualité ne se retrouve explicitement représenté que par un mode agressif. Une séquence de viol  et ses séquelles psychiques semblent en effet répondre à la scène d’émasculation à l’œuvre dans Ice. Détail, mais qui a peut-être son importance au niveau des rapports humains décrits car dans Milestones la question de la liberté du corps est à l’évidence posé avec presque autant d’importance que celle des convictions.

Ces individus offerts à la caméra ont’ils des parcours reconstitués ou fantasmés? Quels instants sont pris sur le vif? C’est tout le mystère du faux kaléïdoscope de Kramer. Les petits groupes qui évoluents ne se connaissent pas forcément, mais l’entremêlement de leurs parcours les lient indistinctement, quelque soit leur localisation dans l’étendue du territoire américain. Les quelques images de naturisme idyllique fonctionnent aussi mentalement comme comme une sorte de creuset commun, celui d’une communion d’hommes et de femmes au delà des conventions sociales. Jusqu’où est-ce que cela tiens du souvenir ou de la survivance? Le film ne choisit pas de donner une nature propre à ces images, elles prennent vie en dehors de toute bornes chronologiques ou référentielles, peu importe les protagoniste que l’on retrouve dans ces camps.
Sortis de prison pour certains, confrontés au choix de devoir s’intégrer socialement ou de continuer à vivre dans la marginalité pour tous, ces anciens membres ou survivants de groupement hippies s’éloignent inexorablement les un des autres. Mais ils cherchent aussi à donner un second souffle à leurs convictions.
« Milestones s’est fait au moment où le mouvement communautaire était assez répandu en Amérique et ces gens ­ dont moi ­ qui avaient vécu longtemps ensemble ont été soudain confrontés à un monde caché derrière tous ces mouvements. Ils n’avaient plus 25 ans et pas de moyens de gagner leur vie. La question des enfants se pose, celle des racines : où va-t-on mettre les corps ? Milestones, je l’ai toujours vu comme un film très « atomistique » : on embrasse la vie et il y a une peur folle, une inquiétude sur ce qui nous attend, donc on s’accroche encore plus et, par exemple, la naissance d’un enfant devient une sorte de saut dans la vie. Soudainement, tout le monde s’est mis à faire des enfants. » (*1)
Après trois heures de parcours croisés le film s’achève par une naissance spectaculaire filmée dans la volonté de ne rien censurer. Si elle recanalise toute les énergies chaotiques dispersées tout au long du métrage, elle nous laisse également comme au bord d’un précipice. Ce bébé, n’est-il pas autant une fin qu’un début pour celle qui le met au monde ? La crainte de la source asséchée et du stérile hante le débit impressionnant de Milestones, tout comme les crimes passés de l’Amérique qui pourchasseraient toute cette génération qui refusa la guerre du Vietnam et les programmes politiques qui lui était associés. L’un des personnages, fils de médecin, tente ainsi vainement à sa sortie de prison de se rapprocher de la culture des « american natives », mais investir justement ces décors immenses s’avère aussi une confrontation au génocide, au sang versé sur ce territoire, autant qu’une dilution dans l’abstrait qui peut être une impasse.

Prolongeant Ice , on retrouve dans Milestones (bien que sur un mode plus mineur)  la fabrication de films et de discours militants en toile de fond, ainsi que cette fascination pour la poterie. Ne s’agit-il pas en effet dans l’utopie de ce cinéma et des protagoniste, de donner forme à des objets ou parcours par un processus à la fois physique, long, fragile, impure? C’est en prime autant une activité de groupe que d’improvisation.L’idée de filliation est ici brassée sur un mode toutefois beaucoup plus intimes et organique que ne l’était celle du réseau d’individus dans Ice.  Avec Milestones, on a à faire à un Kramer inquiet, qui interroge l’état d’esprit et la motivation de ses pairs tout en se préparant sans doute déjà à fuir les Etats-Unis. Peut-être était-il arrivé alors au bout de son militantisme radical, finissant par s’intéresser à une forme de vivant qui s’en éloigne.Les chemins de traverse plutôt que la grande route?

 N’en déplaise au titre même du film, s’il devait encore y avoir des bornes, se ne sont en tout cas plus celles seulement propres aux diktats du politique.  L’enjeu devient plutôt un flux d’énergie qui est à capturer à tout prix dans sa globalité et sa variété, par crainte de le perdre à tout jamais. C’est sans doute l’une des rares œuvres à investir à ce point la vitalité comme sujet franc et spontané : le montage y exprime un potentiel fou dont les possibilités semblent infinies. Loin de se nourrir d’un romantisme de l’inachevé, l’oeuvre débouche aussi sur une ensemble extrèmement complet et riche, à la limite même de pouvoir se confronter à la décantation analytique… L’expérience de cinéma tentée par Kramer et Douglas tend de toute manière  vers autre chose, en particulier un partage de l’émotion qui ne repose pas que sur des indentifications et des images.

Encore une fois, le mixage entre les codes du documentaire et ce la fiction exclut habilement tout début et toute fin à l’idée de réel, imposant un moyen de libération artistique majeure. Ce processus de création qui atteint sans doute une rare apogée avec ce film s’avère d’autant plus impressionnant qu’il n’a pas encore le poids de certains discours ni de certaines idées poétiques que le cinéaste cherchera parfois à apposer. Et sa mélancolie, si elle est bien prégnante, ne se construit pas encore via une certaine mise à distance. Milestone reste ainsi un film à part chez Kramer, tout en cumulant le meilleur de son cinéma. Peut-être est-ce l’apport difficile à identifier du mystérieux et obscur coréalisateur, John Douglas, dont la carrière ne se sera pas poursuivie de la même manière.

En coffret avec Ice depuis le 7 septembreE

(*1) In Les Inrockuptibles, « Walk the Walk: Robert Kramer », 20 novembre 1996, en intégralité sur le site des inrocks.

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A propos de Guillaume BRYON-CARAËS

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