Stanley Kubrick – « L’Ultime razzia »

Un certain James B. Harris, distributeur de son état, souhaite se lancer dans la production. En 1955, il découvre le roman de Lionel White, Clean Break (En mangeant de l’herbe). Il en obtient les droits – coiffant sur le poteau Franck Sinatra, qui est lui aussi intéressé – et se retrouve avec Stanley Kubrick comme potentiel réalisateur. Celui-ci obtient de l’écrivain Jim Thompson son aide pour l’élaboration du scénario et des dialogues [1]. Alexander Singer, qui a travaillé pour le cinéaste sur le petit documentaire Day Of The Fight (1951) et sur le long métrage Killer’s Kiss (1955), est producteur associé. United Artist finance en grande partie le projet. La société voulant une vedette à l’affiche, c’est Sterling Hayden qui est engagé. Hayden avait fait grande impression dans The Asphalt Jungle de John Huston, en 1950… Quand la ville dort, dont on rappelle souvent l’influence qu’il a pu avoir, non seulement sur The Killing, mais aussi et surtout sur le roman de Lionel White. On ne manque d’ailleurs pas de comparer, également, le final du film que nous évoquons ici et celui d’une autre œuvre majeure de John Huston : Le Trésor de la Sierra Madre (1948) [2].

C’est avec ce troisième long métrage que les choses sérieuses commencent pour Stanley Kubrick. L’histoire est celle d’un braquage réalisé dans les bâtiments d’un champ de courses, avec la description de ses préparatifs minutieux et de ses conséquences inattendues. Tout cela est mené au pas de charge, sans temps mort. Le climat est intense, tendu. Le rythme – découpage/montage – a quelque chose d’effréné, à l’image de la galopade des équidés quand ils se mesurent sur la piste de l’hippodrome.
La lumière, qui coupe au couteau l’obscurité, et la musique, omniprésente, ne lésinant pas sur les effets dramatiques, tambourinants, participent de la forte puissance de ce film noir aux accents expressionnistes. Le débit vocal de Sterling Hayden, torrentiel, ne manque pas de couper le souffle du spectateur/auditeur. The Killing est une œuvre coup de poing.

La structure du film est singulière. Le récit est construit de façon déchronologisée, il est éclaté. Stanley Kubrick suit une partie du parcours de plusieurs personnages, dont certains se connaissent, sont amenés à se rencontrer, et d’autres non. Et il effectue des allées et venues au sein de trois journées qui se succèdent cependant assez clairement : un samedi, le mardi qui suit, le samedi qui suit [3]. Par rapport à des points donnés, ces allées et venues peuvent amener le spectateur assez loin en amont et/ou en aval.

Les actions simultanées de la plupart des individus collaborant avec Johnny Clay (Sterling Hayden) sont évidemment capitales, essentielles au moment précis du braquage, et Stanley Kubrick montre alors ce que chacun accomplit. Mais il le fait en revenant légèrement en arrière quand il passe de l’une de ces personnes à l’autre. Ce qui se déroule sur l’hippodrome à ce moment est donc vu et entendu à plusieurs reprises – mode itératif. Il y a la préparation de la course, la course en elle-même – avec son accident provoqué , et le commentaire les décrivant qui passe par les haut-parleurs – une voix plus ou moins hors-champ qui fait écho à une voix off…

Cette voix off – extra-diégétique, donc -, donne des indications de jour, d’horaires, de lieux, et des informations sur les personnages et ce qu’ils font… À un moment, on l’entend dire à propos du comptable Marvin Unger : « Waiting for the race to become official, he began to feel he had as much effect on the outcome of the operation as a piece of a jumbled jigsaw puzzle has to its predetermined final design. Adding the missing fragments of the puzzle would reveal whether the picture was as he guessed it could be ».
Aucun des malfrats n’a la maîtrise de l’ensemble des actions qui vont permettre la réalisation du casse. Chacun d’entre eux n’est en charge que d’une partie d’entre elles. Par contre, dans la diégèse, il y a bien un cerveau qui a tout imaginé et qui est en relation avec tous ceux qui participent à l’entreprise. C’est Johnny. C’est lui qui conçoit le puzzle, qui en connaît toutes les pièces constitutives, qui a progressivement une vision de l’image qu’il forme une fois celles-ci correctement agencées. La voix off, lors de la séquence qui décrit le premier samedi, annonce : « At 7 pm that same day, Johnny Clay, perhaps the most important thread in the unifinished fabric, furthered its design ».

En réalité, concrètement, Johnny ne maîtrise pas tout, ne sera pas en mesure de le faire. S’il est bien la pièce la plus importante du puzzle, il n’est que l’une d’entre elles… Un pion parmi d’autres, pourrions-nous même dire. Des antagonistes qui agissent pour court-circuiter son projet et prendre possession du butin, des erreurs commises par ses comparses, des événements imprévus, contingents, vont gripper la machine, empêcher que le braquage se réalise comme prévu. On remarque d’ailleurs que les indications d’horaires ne sont pas données, entre autres, quand les scènes concernent des événements, des actions, des personnages qui ne font pas partie du plan – notamment lorsqu’entre en scène l’amant ténébreux de Sherry Peatty, Val Cannon.

Grâce à la caméra de Stanley Kubrick, à la voix off, le spectateur qui ne connaît pas l’ensemble du projet de Johnny et n’en a une compréhension que progressive, en sait cependant à certains moments plus que l’ex-taulard, et il se doute que les choses ne vont pas se passer comme elles devraient. Johnny, lui, essaie d’aller jusqu’au bout, de surmonter tant bien que mal – et plutôt mal que bien – les obstacles qui vont se dresser sur son chemin.
Mais, il y a plus. L’air de rien, Stanley Kubrick et la voix off laissent entendre, même s’ils n’en font que la supposition, que l’échec du vol à main armée est inéluctable. Parce que c’est écrit et parce que Johnny ne contrôle pas la force qui semble en lui le mener inéluctablement au fiasco. Le héros malheureux se donne tous les airs d’un battant invincible, d’un vainqueur, mais il a l’âme d’un perdant, de quelqu’un qui, au bout du compte, se résigne. La voix off déclare à propos du jour où va avoir lieu le braquage: « At 7 that morning, Johnny Clay began what might be the last day of his life ».

La silhouette de Stanley Kubrick se perçoit quelque peu à travers celle de Johnny, mais aussi, et plus nettement, à travers celle de Maurice Oboukhoff, qui est l’une des pièces du puzzle. Maurice est incarné par Kola Kwariani, un lutteur professionnel et un joueur d’échec géorgien immigré aux États-Unis – on sait que les parents du réalisateur étaient originaires d’Europe de l’Est et que celui-ci appréciait les échecs.
Maurice a l’occasion de lancer avec lucidité à celui qui le recrute pour le hold-up : « Oh Johnny, my friend, you were never very bright ».
Il est celui qui énonce la morale métaphysique du film, à l’occasion d’un échange avec un collègue de travail lui posant une question indiscrète : « There are some things […] which do not bear looking into. You know of the Siberian goat herder who tried to discover the nature of the sun ? He stared up at the heavenly body until it made him blind. There are many things like this, including love, death and my business for today ». Johnny Clay est puni d’avoir voulu prendre la lune avec les dents, d’avoir tenter le diable.
Maurice est aussi celui qui établit un lien explicite entre les protagonistes du film et celui qui les met en scène, lors d’une discussion avec Johnny : « You know, I often thought that the gangster and the artist are the same in the eyes of the masses. They’re admired and hero-worshipped, but there is always present underlying wish to see them destroyed at the peak of their glory ». Gangster et artiste : le dernier plan du film, montrant deux inspecteurs de police s’apprêtant à arrêter Johnny en faisant clairement face à la caméra, n’associe-t-il pas de façon éloquente les deux types de personnalité ?
Enfin, il faut noter que le lutteur est le seul qui sortira à peu près indemne du – jeu de – massacre !

En fait, on peut imaginer que celui qui maîtrise tout, dans The Killing, est Stanley Kubrick et sa voix off. Stanley Kubrick est l’Auteur. Mais, on remarquera que, volontairement ou pas, même la voix off kubrickienne se trompe, commet des erreurs. Le matin du samedi fatidique, il est annoncé que, à 7 heures du matin, Johnny dit au revoir à Marvin, dans l’appartement de celui-ci. Et il est annoncé ensuite qu’à 7 heures du matin « précises », Johnny est à l’aéroport pour préparer son voyage du soir – sa fuite après que le casse aura été réalisé.
Mario Falsetto a relevé ces erreurs. Il évoque un discours auctorial implicite destiné à mettre en question l’autorité narrative [4].

Cette construction narrative dont nous avons parlé est impressionnante. Au moment où The Killing sort, Citizen Kane (1941) d’Orson Welles et The Killers (1946) de Robert Siodmak sont évoqués. Mais aussi Rashomon (1950) d’Akira Kurosawa. Aujourd’hui, on peut penser à des films comme Reservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino, Elephant (2003) de Gus Van Sant, ou 11 minutes (2017) de Jerzy Skolimovski.
Mais elle peut aussi gêner par son côté très artificiel. Si la volonté d’indiquer l’heure exacte à laquelle se déroule chaque action importante peut se justifier du point de vue dramaturgique pour le samedi où a lieu le braquage, concourant à donner à l’œuvre sa dimension d’horloge infernale reliée à une bombe meurtrière, elle paraît forcée pour les deux jours qui précèdent [5]. Cela dit, il ne faut pas croire que la forme prend le pas sur ce qui relèverait d’un représenté : l’épaisseur humaine des personnages. Certains d’entre eux – grâce, bien sûr, aux acteurs qui les incarnent – ont un physique, un comportement, une présence qui marquent… qui ne s’oublient pas… Nous pensons à Johnny Clay, à Maurice, au tireur Nikki Arane (Thimothy Carey) et à ses inénarrables tics, au caissier George Peatty (Elisha Cook Jr), fou de jalousie, et nerveux au point de provoquer un carnage fou, impossible.

C’est la force de The Killing que de jouer sur différents tableaux, que de se présenter comme une œuvre multi-facette, que de faire se côtoyer les ténèbres et la lumière. Le troisième long métrage de Stanley Kubrick est à la fois un très beau film sur l’amour et l’amitié – dans leur dimension bien sûr hétérosexuelle, mais aussi, plus implicitement, homosexuelle [6] – et une fable sarcastique et amère sur la vanité des désirs humains, sur l’absurdité de l’existence.
 

Notes :

[1] Un différent opposera Thompson et Kubrick concernant la paternité du scénario, mais les deux hommes retravailleront ensemble sur Les Sentiers de la gloire (1957).
[2] Sur le rapport Huston-Kubrick, cf., entre autres, Roger Tailleur, « The KillingL’Ultime razzia – Les Enfants de Huston », Positif, n°29, octobre 1958.
[3] Le samedi est jour de courses hippiques.
[4] Cf. Mario Falsetto, Stanley Kubrick – A Narrative And Stylistic Analysis, Praeger/Wesrport, Connecticut/London, 1994 [p.12 du chapitre « Non linear time : The Killing »].
[5] Outre l’artificialité ci-dessus évoquée, des invraisemblances au niveau du récit/scénario peuvent également déranger le spectateur. Norman Kagan en repère plusieurs. Parmi elles, l’incapacité peu convaincante de la police à arrêter rapidement Maurice.
Cf. Le Cinéma de Stanley Kubrick, Ramsay Poche, Paris 1987 p.55 [Première édition en français : 1979].
[6] Le désir de dimension homosexuelle est porté par Marvin, dont les yeux sont remarquablement lumineux.

 

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