Renato Castellani – « Deux sous d’espoir » (1952)

Deux sous d’espoir, qui a obtenu l’équivalent de la Palme d’Or à Cannes, en 1952, ex aequo avec Othello d’Orson Welles, est visible depuis une semaine en salles dans une version restaurée en 4K.
Une œuvre obéissant avec éclat aux canons du néo-réalisme.

Pour le réaliser, Renato Castellani s’est plongé dans l’Italie profonde. À Boscotrecase, près de Naples. Pas à Cusano comme on peut parfois le lire dans la presse, ce nom étant propre à la fiction (1). La plupart des personnes filmées sont des habitants de cette commune. Des acteurs non professionnels, donc. Celui qui incarne Antonio, le protagoniste masculin, s’appelle Vincenzo Musolino et est originaire de Calabre. Celle qui incarne Carmela, la protagoniste féminine, s’appelle Maria Fiore et est née à Rome. Ils vont certes se faire un nom dans le monde du cinéma, mais ils apparaissent là dans leur tout premier film (2).

Antonio et Carmela vivent dans la pauvreté. Surtout Antonio. Il est le seul homme de sa famille, aux côtés de sa mère et de plusieurs sœurs. Il n’a pas de travail et est obligé, à son retour du service militaire, d’accepter des petits travaux n’apportant que quelques sous dans l’escarcelle du foyer.

Carmela est éprise d’Antonio. Antonio est plus hésitant, mais il finit par s’attacher fortement à Carmela. Les parents ne voient pas la situation d’un bon œil. La mère du jeune homme voudrait qu’il s’occupe de gagner l’argent qui permettra de constituer des dots pour les sœurs nubiles. Le père de la jeune fille, artificier autoritaire, ne veut pas d’un chômeur comme gendre.

Les mœurs du pays sont filmées de front par Castellani. Notamment les habitudes séculaires, les règles strictes, les préjugés tenaces en matière de relations homme-femme avant le mariage, dans la période où un mariage est prévu, durant le mariage. Ces habitudes, règles, préjugés font fi de ce que pensent et ressentent au fond d’eux-mêmes les principaux concernés.
L’opinion générale, portée entre autres par les voix de paysannes formant un cœur – on a ici la fameuse coralità du cinéma néo-réaliste – se moquant de Carmela, prime sur l’intérêt et le bonheur individuels.

C’est parce qu’ils pensent un tant soit peu à eux-mêmes, parce qu’ils ne veulent pas gâcher leurs années de jeunesse, qu’Antonio et Carmela finissent par affronter courageusement les reproches de la mère du jeune homme et surtout l’ire du père de la jeune femme, et par aller de l’avant avec l’aide que les autres habitants veulent bien leur apporter, avec l’espoir de jours meilleurs, aussi mince soit-il. Ce moment d’affirmation de soi, de révolte contre l’ordre établi constitue une très belle séquence finale.

Castellani fut, durant la guerre, l’un des principaux représentants du « calligraphisme », aux côtés de cinéastes comme Mario Soldati, Alberto Lattuada, Luigi Chiarini. Les « calligraphes » réalisent des films en costumes, souvent des adaptations de romans. Des œuvres sophistiquées, formellement léchées, se tenant à l’écart du réalisme, d’une part, de la propagande fasciste, d’autre part. Giuseppe De Santis a critiqué durement Un coup de pistolet, le premier long métrage de Castellani, en 1942 (3). Proche du parti communiste clandestin, co-scénariste d’Ossessione de Luchino Visconti (1942), futur auteur, entre autres monuments néo-réalistes, de Riz amer (1949), De Santis alerte le spectateur en évoquant un travail castellanien prétentieux et désolant, trahissant Alexandre Pouchkine. Il considère Un coup de pistolet comme peu éloigné des comédies appelées les « téléphones blancs », divertissements filmiques destinés à faire oublier aux Italiens les horreurs du fascisme et des conflits guerriers qui secouent la planète.

En 1948, Castellani s’oriente vers le cinéma néo-réaliste, avec Sous le soleil de Rome. Puis, en 1950, avec È primavera. Il y a ensuite, donc, Deux sous d’espoir. Deux sous d’espoir s’est attiré les foudres de Guido Aristarco, critique et essayiste d’obédience marxiste célèbre en Italie de son vivant (né en 1918, il est décédé en 1996). Aristarco fustige l’optimisme d’Antonio qu’il juge béat. Il oppose ce personnage à un autre Antonio : celui que filme Luchino Visconti dans La Terre tremble (1948). ‘Ntoni, qui manifestait, face caméra, une conscience forte de l’exploitation de l’homme par l’homme. Aristarco écrit que, dans Deux sous d’espoir – film qui n’a pas de fin, c’est-à-dire, pour lui, de résolution -, « manque » au personnage « une conscience précise de sa propre condition et de la manière de résoudre ses problèmes personnels ». Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » de la part de l’Antonio de Castellani « n’est en fait [pour Aristarco] que le résultat d’une résignation fataliste et atavique devant le cours des choses qui sont comme elles sont parce qu’elles doivent être ainsi » [Notre traduction] (4).

L’historiographie, prenant en compte la dimension comique de Deux sous d’espoir comme celle, par exemple, de Miracle à Milan de Vittorio De Sica (1951) ou de Pain, amour et fantaisie de Luigi Comencini (1953), a parlé de « néo-réalisme rose ». Une inflexion du premier néo-réalisme, celui de la seconde moitié des années quarante, vers ce qui deviendra la « comédie à l’italienne ». Un réalisme désengagé, ayant perdu sa dimension brûlante de témoignage, son sens profond du tragique.

Quelques remarques à ce propos…

L’humour et la caricature, qui ont quelque chose de réflexif en Deux sous d’espoir, sont un pur régal. Il faut voir la maman d’Antonio parler avec les mains, agiter les bras en tous sens, lever les yeux au ciel, jouer la comédie dans sa vie quotidienne pour – tenter de – berner son prochain, et il faut imaginer avec bienveillance la probable jubilation avec laquelle elle a joué quelque chose de sa vie en frôlant les limites du vraisemblable.
Le théâtre dans lequel sont placés les personnages – dans un article des Cahiers du Cinéma, Lo Duca parle d’ « amphithéâtre grec » et convoque Shakespeare (5) – ne les empêche pas de transpirer une pauvreté, une indigence qu’on a du mal à juger artificielles.
La digne et puissante humanité qui émane des habitants de Cusano, lesquels mouillent littéralement la chemise élimée sous la direction de Castellani, est plus précieuse que tout discours idéologico-politique. Et l’on retient surtout la présence de la bouillonnante et émouvante Carmela, si jeune et pourtant si opiniâtre. Pas forcément lointaine, mutatis mutandis, d’une autre Carmela… celle de l’épisode sicilien de Païsà (Roberto Rossellini, 1946).
Les mots que lance Antonio à la fin du film, à destination de sa mère, concernant l’aide qu’apportera très probablement le Créateur à des humbles comme lui et comme Carmela, sonnent à nos oreilles non seulement comme une expression de la foi, mais aussi comme une parole de défi.

Notes : 

1) L’erreur est commise, entre autres, par Jacques Mandelbaum (cf. « Deux sous d’espoir : un regard pittoresque sur la misère calabraise », Le Monde, 30 mars 2022 – https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/03/30/deux-sous-d-espoir-un-regard-pittoresque-sur-la-misere-calabraise_6119825_3246.html).
À noter que si Mandelbaum parle de Calabre alors que l’action du film se déroule en Campanie, c’est parce que l’acteur qui interprète le personnage masculin principal et dont l’« histoire personnelle » a inspiré le cinéaste était originaire de cette région.
2) Marie-Claire Solleville, qui a assisté Renato Castellani dans son travail, a longuement parlé de Maria Fiore dans un texte publié dans les Cahiers du Cinéma (n°15, septembre 1952, pp.52 à 58).
3) Cf. Giuseppe De Santis, in Cinema, 25 dicembre 1942. Reproduit in Nel corso del’ 42, Archivio Nazionale Cinematografico della Resistenza, Regione Piemonte, 1990, p.27.
4) Cf. Guido Aristarco in Cinema, anno V, n°84, 15 aprile 1952. Reproduit in Millenovencento52, Archivio Nazionale Cinematografico della Resistenza, Regione Piemonte, 1999, pp.29 à 32.
Dans un texte plus court publié dans les Cahiers du Cinéma, Guido Aristarco, s’il ne cache pas ce qu’il considère être les limites du film, met en avant ses qualités : un « exemple d’humanité », un portrait « vivace » de la « misère de la rue et des manières de vivre napolitaines » (Cf. Cahiers du Cinéma, n°14, juillet-août 1952, pp.56 à 58).
5) Cf. Lo Duca, in Cahiers du Cinéma, n°13, juin 1952, pp.26 à 28.

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