Malavida Films poursuit sa rétrospective consacrée à Louis Malle avec la redécouverte de son cinquième long-métrage, Vie privée. Resté invisible pendant trente ans, le film ressort aujourd’hui dans une belle version restaurée par Gaumont. Il raconte l’histoire de Jill, une jeune danseuse genevoise devenue soudainement, et sans véritablement le vouloir, la star du cinéma français, celle qui suscite l’hystérie des foules. Sous ses atours fictionnels, il revient en réalité sur le parcours de son actrice principale, Brigitte Bardot, et sur le phénomène médiatique qui s’est emparée d’elle dans cette France des années 1960 où un vent de liberté commençait à souffler sur son assise conservatrice. Célèbre depuis Et dieu… créa la femme en 1956, BB interprète ici, sinon son propre rôle, du moins un personnage très proche d’elle-même, celui d’une jeune vedette épuisée et fragilisée par la pression sociale causée par sa notoriété. Le scénario est d’ailleurs né des confessions de Bardot, qui tenta de se suicider en 1960, et reprend explicitement des épisodes de sa vie. Comme le révèle Malle lui-même, il s’agissait au départ d’un film de commande, inspiré des Amants terribles, de Noël Coward. Peu enthousiasmé par ce projet, le réalisateur décide de se saisir de cette opportunité pour se tourner vers le sujet qui l’intéresse, la folie médiatique et son impact sur le comportement d’une société : « J’ai soudain pensé que ce serait peut-être intéressant de recréer, dans le film, l’étrange phénomène social qu’était devenue Bardot, cet objet sexuel qui était aussi un objet de scandale. (…) Avant d’écrire le script, avec Jean-Paul Rappeneau, nous avons beaucoup parlé avec elle, nous avons piqué çà et là des détails de sa vie, et c’était donc assez proche d’elle.[1] »

© Malavida Gaumont

Si sa genèse fait certainement de Vie privée l’une des œuvres les moins personnelles du cinéaste – il confiera d’ailleurs : « Je ne me sentais pas beaucoup d’affinités personnelles avec le sujet de Vie privée. C’est l’un des rares films dont je n’ai pas été l’initiateur[2]. » -, on retrouve ici la plupart de ses thèmes fétiches : le regard acerbe porté sur un milieu huppé, la critique de la société et la corruption d’individus encore innocents. Comme dans Lacombe Lucien et Milou en mai, l’ouverture dévoile le retour chez elle de Jill à vélo, dans une vision presque édénique. Après quelques pas de danse lors de l’une de ses répétitions, la jeune femme traverse le lac en bateau avant d’arriver dans son jardin et de s’extasier pour sa chèvre, le tout sous une douce mélodie aux accents enfantins. L’image donnée, dont l’aspect idyllique est renforcé par la photographie cristalline d’Henri Decae, est celle d’un paradis qui ne peut être que perdu, balayé par les événements à venir. La plupart des scènes du premier quart d’heure, qui prolonge cette représentation d’un âge d’or, se referment par des fondus au noir comme pour accentuer la fugacité de ces moments qui vont bientôt disparaître. Pourtant, les signes avant-coureurs de la désillusion sont déjà perceptibles et se manifestent lors de ces instants nocturnes où le visage de Jill, tapi dans l’ombre, perd son éclat. La suite du film prolongera ce mouvement vers une photographie moins lumineuse à mesure que la jeune fille devenue star doit se réfugier dans des espaces intérieurs pour se couper des menaces du dehors. Sitôt partie à Paris et une fois passé son premier casting, tout se transforme dans l’existence de l’héroïne et on retrouve alors l’opposition, chère à Malle, entre un personnage et le monde qui l’entoure. Rarement pourtant cette confrontation n’aura été filmée de manière si exacerbée à travers cette multiplication des plans rapprochés qui mettent en évidence le sentiment d’oppression dont est victime l’actrice ou encore lors de cette séquence où la foule qui sature le cadre étouffe la jeune femme jusqu’à l’épuisement.

© Malavida Gaumont

Sorti en 1962, Vie privée apparaît dès lors assez novateur, à l’échelle du cinéma français, dans sa représentation de l’envers du décor et dans sa dénonciation d’une presse obsédée par le scandale, prête à tout pour parvenir à ses fins. Les diverses situations mises en place par Malle et Rappeneau révèlent que les conséquences désastreuses de la folie médiatique vont bien au-delà de la seule mort de l’intimité puisqu’elles conduisent surtout à l’altération des rapports sociaux de Jill et, en définitive, à son isolement. À l’exception de celle qui la lie à son beau-père, aucune des relations nouées par la comédienne ne peut se vivre indépendamment de cette charge qui pèse sur elle, ne peut s’affranchir des obligations et des contraintes qu’elle provoque. D’abord vue comme une porte de sortie, l’idylle avec Fabio, interprété par Marcello Mastroianni, ne peut qu’aboutir à une nouvelle auto-réclusion de l’héroïne et, par extension, à un accroissement de la frontière qui la sépare des autres.

© Malavida Gaumont

Premier échec critique de Malle, ce long-métrage constitue également un tournant dans sa carrière puisqu’il marque la fin d’une première étape caractérisée par différentes expérimentations formelles et par la recherche de son propre style. Comme évoqué dans nos colonnes, de l’aveu-même du cinéaste, c’est avec Le feu follet, son film suivant, qu’il découvre l’esthétique qui lui convient, celle qui correspond véritablement à son tempérament. Si cette première période n’atteint peut-être pas la maîtrise et la profondeur de ses chefs d’œuvre à venir – Le feu follet, Le Voleur, Lacombe Lucien, Au revoir les enfants – elle reste un jalon important de sa filmographie, ne serait-ce que parce qu’elle instaure ses éléments clefs. Elle se doit également d’être redécouverte pour ses coups d’éclats formels, ceux qui traversent Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants et Vie privée, comme en témoigne le magnifique raccord qui ouvre ce dernier. En glissant d’une étreinte à une autre, le montage évoque la sensation d’un monde sans failles, porté par la permanence des affections et des tendresses. Un monde d’avant la chute.

[1] French Philip, Conversations avec Louis Malle, Paris, Denoël, 1993, pp. 50-51.

[2] Ibid, p. 50.

 

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