Akira Kurosawa – « Chien enragé » (1949)

En même temps que L’Ange ivre (1948), dont nous avons déjà parlé dans Culturopoing (cf. notre article), Wild Side a édité récemment Chien enragé (1949). Il faut savoir qu’entre les deux films, le cinéaste a réalisé Le Duel silencieux en 1949… nous aurons probablement l’occasion de revenir sur ce film dans quelques mois.

Dans Chien enragé, un policier nommé Murakami – incarné par l’acteur Toshiro Mifune – part à la recherche de son arme de service qui lui a été volée et dont un malfrat se sert pour commettre ses méfaits sans hésiter à blesser ou tuer.

Il faut noter que l’action se déroule dans un climat étouffant qui plombe Tokyo. Les habitants souffrent terriblement de la chaleur, transpirent à n’en plus finir. Sato, le policier qui va seconder Murakami, passe son temps à se sécher – la nuque, les bras – avec son mouchoir. C’est l’été et il s’agit, comme dans L’Ange ivre, d’utiliser cet élément d’ordre climatique pour renforcer l’aspect tendu et violent de son drame. Mais Kurosawa insiste, insiste – assez lourdement…
Nous n’avons pu nous empêcher de penser, à la vision du film, que, au-delà de ces raisons et intentions, cette chaleur pourrait peut-être, très indirectement mais symptomatiquement, renvoyer aux drames subis par le Japon à Hiroshima, à Nagasaki, et aussi à Tokyo – puisqu’il faut dire ou rappeler que la capitale nippone a été bombardée à grande échelle au napalm… citons le titre d’un article de Libération, publié le 9 mars 2015, et évoquant l’attaque de la capitale le 10 mars 1945 : « La nuit où les Tokyoïtes ont été « bouillis et cuits à mort ».
Mais ceci n’est qu’une impression…

Murakami se sent fortement coupable. Il veut assumer l’entière responsabilité de ce qui est arrivé. Il accepte d’avance toute sanction, est prêt à démissionner. Il pense avoir commis une faute professionnelle impardonnable et est hanté par l’idée que son arme puisse continuer à être utilisée pour nuire à autrui, faire de nouvelles victimes innocentes. Et ce, alors même que ses supérieurs ou collègues tentent de le calmer, de le rassurer, de le freiner dans sa recherche effrénée de celui qui pourrait utiliser ou ré-utiliser son colt, de le ramener parfois à la raison.
Il y a dans ce film quelque chose de forcé, d’artificiel, au niveau scénaristique, dans la façon dont la personnalité et l’action du protagoniste sont construites et présentées. Mifune, qui, en tant que Murakami, sursaute ou s’effondre à chaque fois qu’il pense à son pistolet volé, ou qu’il apprend qu’il a été utilisé, qui hurle sa douleur quand Sato est blessé, surjoue. Manifestement, Kurosawa représente un trait de la culture et de la mentalité japonaises. Murakami est comme un samouraï projeté dans l’époque moderne qui réclame châtiment suite à sa faute. Mais le cinéaste n’est pas arrivé pas à trouver un équilibre qui empêche des spectateurs comme nous de considérer que la représentation est trop caricaturale et que cela ne semble pas correspondre à ce qui était visé.

Il y a d’autres défauts dans cet opus, à notre sens. La séquence durant laquelle Murakami parcourt les quartiers pauvres de Tokyo à la recherche de revendeurs d’armes volées – ou dans l’attente que l’un d’eux lui fasse une proposition -, celle du match de base-ball durant laquelle a lieu l’arrestation d’un loueur d’armes, nous paraissent trop longues et ne pas être crédibles, convaincantes, du point de vue soit de la forme soit du fond.

La première séquence ci-dessus mentionnée ne manque cependant pas d’intérêt, et elle a une grande puissance visuelle. Pendant de longues heures, Murakami, à qui on a conseillé de s’habiller comme un sans-abri, marche dans les rues, interroge des individus, regarde autour de lui. Nombreux sont les plans sur les pieds de celui qui arpente inlassablement, de jour comme de nuit, les voies et espaces de cette partie de la ville, mais aussi sur ses yeux qui observent continuellement – d’un regard à la fois inquiet et accusateur – un monde où la délinquance et la prostitution sont mêlées à la pauvreté. On ne peut évidemment s’empêcher, en voyant ces plans serrés sur les yeux de Murakami, de penser à ceux de Travis Bickle dans Taxi Driver. Il semble évident que Martin Scorsese et Paul Schrader ont pensé à cette séquence de Chien enragé pour filmer le vétéran de la guerre du  Vietnam confronté à la faune new-yorkaise. Les fondus enchaînés, les surimpressions, les récurrences figuratives créent une sensation de vertige brûlant. La séquence est construite sur le modèle de ce que le sémiologue Christian Metz appellera beaucoup plus tard le « syntagme fréquentatif » (cf. son texte intitulé « La Grande syntagmatique du film narratif »). Une suite d’images quelque peu répétitives qui montrent des échantillons d’un « processus » où le personnage a tendance à agir de façon comparable sur un temps long et où l’évolution décisive de l’action – « la « vectorialité temporelle » – n’est pas sensible, forte… Au moins dans la première partie de la séquence de Chien enragé ici évoquée, puisque Murakami finira quand même par trouver un jeune homme qui lui donnera un indice important concernant le trafic d’armes.
Il est étonnant de voir que le protagoniste est habillé comme un militaire et non comme un vagabond. Normalement, il ne devrait pas passer inaperçu, se fondre dans la foule, comme il est supposé le faire. Peut-être Kurosawa cherche-t-il à signifier ainsi quelque chose sur le sort malheureux des militaires, de certains militaires, dans l’après-guerre.

En tout cas, cette scène est comme un formidable prétexte pour nous présenter la misère du Japon de cette époque, et nous suivons Aldo Tassone quand il parle avec admiration – dans sa fameuse monographie sur l’auteur des Sept Samouraïs – d’une « symphonie des bas-fonds » et évoque implicitement le rapport du film de Kurosawa avec le néo-réalisme italien découlant de la volonté du réalisateur de montrer le vrai visage du Japon défait. Tassone commence d’ailleurs, dans le chapitre qu’il consacre à Chien enragé, par comparer la « quête » du Murakami et celle du protagoniste de Ladri di biciclette de Vittorio De Sica (1948).

Ce qui est passionnant dans Chien enragé, ce sont évidemment les rapports humains tels qu’ils sont décrits, et le jeu auquel se livre Kurosawa avec les figures que représentent symboliquement différents personnages ayant une importance dans l’action. Au cours de son enquête, longue et sinueuse, Murakami va finalement repérer puis trouver l’utilisateur de son arme, un certain Yusa. Le policier malchanceux découvre petit à petit la personnalité, la vie de ce chien errant et enragé, de ce citoyen miséreux et désespéré, et s’aperçoit qu’il a des points communs avec lui. Que leur parcours a été le même à un certain moment, et que la guerre et l’après-guerre ne les ont pas ménagés. Murakami aurait pu devenir un Yusa, mais les circonstances ont fait qu’il a choisi le bon camp, celui de la Loi, qui est censée protéger la société, la faire tenir et perdurer.
Il est amusant de voir comment le titre du film – ici comme dans L‘Ange ivre -, qui désigne métaphoriquement le personnage mauvais du film, pourrait aussi bien désigner par certains aspects le personnage qui représente plutôt le Bien.
La séquence de confrontation violente, à la fin du récit, entre Murakami et Yusa est sublime du point de vue dramatique et poétique. Noyés dans des herbes hautes, et filmés comme ils le sont par Kurosawa, les deux hommes voient leur identités devenir incertaines pour le spectateur, et l’un être quasiment le reflet de l’autre.

Sato – incarné par Takashi Shimura -, est un peu le Sage, le pivot de l’histoire ; celui qui essaye de raisonner Murakami comme un ami sincère et un père, l’encourage à arrêter de se torturer et à accomplir sa mission pour le bien commun, pour la paix sociale. Mais Sato lui-même comprend certains de ceux qu’il combat. C’est lui qui, semble-t-il, à la fin du film, à un mot pour les femmes qui, comme Harumi, l’amie de Yusa, vivent dans un monde interlope, se prostituent, se lient avec des délinquants. Harumi est danseuse et Kurosawa montre, dans le cours du film, en une magnifique scène silencieuse mais visuellement éloquente, l’exploitation de la chair de ces jeunes Japonaises.

Chien enragé a plusieurs dimensions. Il est un film noir. Un film réaliste – mis en scène par un véritable auteur. Il présente un aspect romanesque et documentarisant avec sa voix off qui donne des informations au début du récit – Kurosawa a de ce point de vue expliqué qu’avant de réaliser le film, il avait écrit Chien enragé sous la forme d’un roman à la Simenon. Il est le récit d’un apprentissage : celui de Murakami, un bleu qui mûrit. Il a aussi et enfin une dimension fortement critique. Le Japon de la fin des années quarante est dénoncé : l’injustice sociale, l’écart insoutenable entre le mode de vie des riches et celui les pauvres, la façon dont les anciens combattants sont traités…

L’humanisme relativement complexe de Kurosawa, dont on avait déjà observé quelques caractéristiques dans L’Ange ivre, et ses interrogations douloureuses sur le monde, se perçoivent fortement dans Chien enragé. Les hommes ne sont pas foncièrement mauvais ou coupables, c’est la société qui les pourrit. Mais la société est la société des hommes… Il faut donc malgré tout écarter ceux qui lui nuisent, même s’ils ont leurs raisons… Car tous les hommes ne se comportent pas comme eux et il faut qu’ils puissent vivre ensemble

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Encore une fois, nous espérons sans doute à tort une restauration exceptionnelle qui annule tous les ravages du temps, ce qui est rigoureusement impossible. Entre les risques d’excès de dnr et une image à la définition moyenne, il faut toujours trouver un juste milieu. En conclusion cette édition de Chien enragé malgré des défauts impossibles à corriger propose la copie la mieux définie à ce jour. Toujours de beaux suppléments au menu, en plus du beau livret toujours passionnant de Charles Tesson, une belle analyse de Jean Douchet invite à lire entre les lignes, tandis que le documentaire « Kurosawa écrit des romans » revient sur le tournage du film.

Chien Enragé (Japon, 1949) d’Akira Kurosawa avec  Toshirô Mifune, Takashi Shimura,  Keiko Awaji, Eiko Miyoshi

Combo DVD – BR édité par Wild Side

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A propos de Enrique SEKNADJE

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