La tentation est grande de dégainer immédiatement une myriade de superlatifs pour rendre compte de ce passionnant essai alors commençons par le dire sans détour : j’ai retrouvé en lisant cet ouvrage l’exaltation et la jubilation que m’avait procuré la découverte des articles de Jean-Pierre Bouyxou dans Une encyclopédie du nu au cinéma. Le sentiment de revisiter l’Histoire du cinéma d’une manière totalement neuve et surprenante. Le plaisir de dévorer des pages particulièrement bien écrites et parvenant à concilier une masse considérable d’informations, d’anecdotes et une argumentation aussi solide que subjective. Car chez Pascal Françaix, la richesse de l’analyse (soutenue par une connaissance pointue d’auteurs anglo-saxons) ne cède jamais le pas au plaisir du spectateur, à la jouissance de la découverte de la pépite méconnue. Jamais l’auteur ne verse dans la sécheresse de l’exégèse universitaire, ce qui ne l’empêche pas de développer rigoureusement certaines thèses, de remettre en question certaines hiérarchies (son regard sur Terence Fisher fera peut-être grincer quelques dents de hammerophiles) et de proposer quelques synthèses particulièrement éclairantes.

Enfin, Pascal Françaix fait preuve d’un éclectisme réjouissant qui, à mon sens, devrait être le lot de tout cinéphile qui se respecte. A mille lieues des corpus figés adoubés par l’intelligentsia et d’une prétendue « objectivité scientifique » mais pas davantage corseté par l’esprit de chapelle de certains bisseux qui refuseront systématiquement de s’intéresser au cinéma d’auteur ou au cinéma expérimental ; l’essayiste fait de constants va-et-vient entre les « classiques » du septième art (ses éclairages pénétrants sur Sunset Boulevard de Wilder ou les films d’Aldrich) et les séries Z les plus improbables (la fabuleuse et hilarante étude sur le cinéma de Doris Wishman) en passant par les petits maîtres du cinéma fantastiques (Roger Corman), les cinéastes moins étudiés de la Hammer ou encore l’extravagant Russ Meyer.

Ce mariage des extrêmes lui est permis grâce à cette lorgnette qu’est le « Camp ». Qu’est-ce que le Camp ? Pascal Françaix le définit ainsi dans son introduction :

« Le Camp, c’est la pose effrénée, l’affectation érigée en système, la dérision par l’outrance, l’exhibitionnisme exacerbé, la primauté du second degré, la sublimation par le grotesque, le kitsch dépassant le domaine esthétique pour pénétrer la sphère comportementale. C’est le reflet de Narcisse dans le miroir de la Méchante Reine de Blanche-Neige. »

S’appuyant dans un premier temps sur un texte de Susan Sontag qui fut la première à théoriser le Camp, il développe et nuance cette définition, quitte à remettre en question certains termes. C’est, par exemple, la distinction très nette que Françaix établit entre le « kitsch », à savoir ce goût un peu stérile qui se développe pour le « mauvais », le « ringard » (le culte du « nanar ») et le Camp qui ne peut être qu’une attitude réfléchie et construite volontairement. Ce rapport du Camp avec la mise en scène offre bien évidemment une porte d’entrée pour tisser les liens étroits entre le septième art et ce goût exacerbé pour l’artifice et la remise en question des codes sociaux par une théâtralité débridée.

Dans ce premier volume (car cette œuvre monumentale en comportera trois), Pascal Françaix commence par s’intéresser à ce qu’il appelle les « mélodrames gériatriques » et revient sur le film qui l’a fait rencontrer le Camp : Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? de Robert Aldrich. Hommage à un passé révolu, exaltation des stars déchues, goût pour les personnages qui exorcisent leur peur de vieillir par un jeu outré, grimaçant et exubérant ; ce film regroupe de nombreux éléments qui synthétisent la pensée Camp. Comme le souligne Christophe Bier dans son excellente préface, l’auteur s’attache également avec précision au jeu des comédiens et à ce qu’ils apportent au « genre » (si tant est qu’on puisse utiliser ce terme dans ce cas). Bette Davis, Joan Crawford mais aussi Olivia de Havilland, Jennifer Jones, Beryl Reid, Shelley Winters ou encore Agnès Moorehead (Endora dans Ma sorcière bien-aimée mais qui tient aussi des rôles importants dans certains films Camp comme Chut…Chut…Chère Charlotte d’Aldrich ou What’s The Matter with Helen de Curtis Harrington) sont les figures les plus emblématiques de ce courant. Côté masculin, on citera Vincent Price sur qui s’attarde longuement Pascal Françaix dans les chapitres qu’il consacre au cinéma d’épouvante, notamment pour ses prestations chez Corman et dans les derniers films qu’il a tournés (Théâtre de sang d’Hickox). A travers ces figures d’aristocrates décadents et ce goût pour la mise en scène de cérémonials macabres et sanglants, l’auteur montre comment le Camp s’immisce au cœur du cinéma fantastico-horrifique et lui donne une tout autre coloration (notamment une dimension homosexuelle ou drag-queen).

Si l’étude de Pascal Françaix est si stimulante, c’est qu’elle nous oblige à revoir l’Histoire du cinéma sous un autre angle et nous incite à de nouvelles interprétations. L’outrance et l’artifice érigés au rang des beaux-arts permettent de véritables remises en question, qu’elles soient d’ordre politique, social ou sexuel. Elles permettent également de bousculer certaines hiérarchies et certaines certitudes. Par exemple, alors que certains persistent à voir dans le cinéma de Russ Meyer de la misogynie, l’essayiste prouve parfaitement que l’outrance à l’œuvre chez l’auteur de Supervixens est un moyen, au contraire, de railler le culte de la virilité et la bêtise masculine. Ce chapitre s’inscrit dans le cadre plus général d’une analyse de la « Camploitation », qu’il s’agisse du cinéma de Doris Wishman, d’Andy Milligan ou encore de la « drugsploitation » (ces films prophylactiques mettant en garde la jeunesse contre les dangers de la drogue).

Cette traversée des territoires les plus méconnus de l’histoire du cinéma (peu sont les historiens à se pencher sur les productions de Sam Katzman ou David F. Friedman, par exemple) est totalement enthousiasmante. Avec un bonheur de plume pas si fréquent que cela dans l’univers de l’essai sur le cinéma, Pascal Françaix procède de manière dialectique, avançant certains arguments de théoriciens pour ensuite les nuancer, les étayer voire les remettre en question. Avec une grande finesse, il éclaire les enjeux Camp à l’aune de certains débats de l’époque, notamment ceux de la représentation de certaines minorités à l’écran (les « folles » qui peuplent le cinéma Camp donnent-elles une mauvaise image de la communauté homosexuelle ou, au contraire, permettent-elles à cette communauté d’affirmer sa liberté, son exubérance et son désir de refuser les codes sociaux tels qu’ils ont été édictés ?). Le style est vif et incroyablement persuasif. Même la question du « second degré » que remet un peu en cause Christophe Bier dans sa préface est traitée avec intelligence et nuance par Pascal Françaix.

On l’aura compris, Camp ! est non seulement un ouvrage prodigieux mais il est absolument nécessaire pour quiconque fuit les chemins balisés des histoires traditionnelles du cinéma. C’est peu dire qu’on attend la suite (où il sera question de comédies, notamment celles réalisées par Jerry Lewis et Mel Brooks) avec impatience…

***

Camp ! Volume 1 : horreur et exploitation de Pascal Françaix

Marest Éditeur, 2021

ISBN : 979-10-96535-43-9

508 pages – 25 €

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A propos de Vincent ROUSSEL

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