En permettant l’homme, la nature a commis beaucoup plus qu’une erreur de calcul : un attentat  contre elle-même.

Cioran – De l’inconvénient d’être né

Elli, ou la pénombre.

 

Avec The Trouble with being born, Sandra Wollner signe une oeuvre clivante, peu aimable… et magnifique. Une fable fantastique qui dresse le constat d’une espèce humaine ayant atteint le point de non retour, où le parfum funèbre se vêt d’une douceur trompeuse.

Les androïdes, s’ils ne rêvent pas de moutons électriques portent probablement en eux de longs songes peuplés d’humains. Comme une réponse à Philip K. Dick, c’est ce que nous laisserait entendre The Trouble with being born, qui épouse de bout en bout la perception de son héroïne programmée, Elli, délaissant notre regard humain pour imaginer celui de la machine.

En guise d’ouverture, des formes abstraites incompréhensibles grouillent, emplissant l’espace sonore et spatial, semblant sortir des limbes, entre amibes et pixels, des figures microscopiques sur le fil de l’invisible. Elles témoignent d’une perception qui nous échappe, avant que l’écran ne construise un paysage du réel facilement identifiable : des arbres, leurs bruissements, un lieu, un homme, et Elli. Si Elli a tout d’une enfant, son comportement n’est en réalité qu’une somme de fonctions soumises à son propriétaire qui s’en occupe comme sa fille, la dorlote, discute avec elle, échange, de magnifiques souvenirs. Ultime perversité humaine, même la désobéissance semble faire partie du logiciel. La cinéaste sème d’emblée le doute et l’ambiguïté. Celui qu’elle appelle « papa » l’a modelée à l’image de sa fille disparue, comme pour combattre un vide ou soigner un impossible travail du deuil. Mais plus The Trouble with being born avance, plus Elli dévoile ses postures de petite Lolita, jusqu’à ce que d’ellipse en ellipse, le spectateur saisisse qu’elle est bien là pour exaucer tous les désirs de l’homme. Ça n’est qu’un robot, après tout. Sandra Wollner laisse deviner et suggère, et par le secret et les indices, fait saisir l’innommable en le désensibilisant ; parce que la contestation ou la lutte n’existent pas dans le cerveau d’une androïde destinée à satisfaire le consommateur.

Le malaise naît de ce sentiment de contradiction entre un adulte pris au jeu d’un amour paternel par procuration, donnant l’illusion d’une relation inter-humaine et ces visions d’un objet vivant manipulé physiquement et spirituellement, avec les gestes cliniques qui l’accompagnent. Au delà des évidents tabous qu’il illustre, The Trouble with being born dresse un portrait glaçant d’une société de consommation – sexuelle et affective -, peuplée d’atroces solitudes, où même les sentiments sont fabriqués, matérialisés en requêtes informatiques. Hypnotique et dérangeant, porté par sa lenteur hiératique et contemplative, dans laquelle ses personnages se meuvent et s’émeuvent comme des songes, The Trouble with being born interroge l’espèce et la confronte à sa monstruosité, sa déshumanisation. La mise en scène de Sandra Wollner privilégie l’épure, le temps distendu dans une photo aspirée par la pénombre où le regard fouille et distingue les formes. Des mouvements de caméra très lents, Peu de dialogues, les litanies de phrases programmées, de souvenirs injectés se répètent au sein d’une bande son peuplée de bruits sourds, étouffés, de silences bourdonnants.

Avec une sensorialité – travail sur notre ouïe, règne de l’obscurité – qui rappelle parfois les premiers films de Philippe Grandrieux, The trouble with being born impose son mouvement répétitif aussi lancinant que certaines musiques électroniques expérimentales, à l’instar des nappes entêtantes de Oneohtrix Point Never. Rien d’étonnant à ce que Sandra Wollner ait proposé aux compositeurs David Schweighart (aka Schrecken) et Peter Kutin de composer une musique qui se confond régulièrement aux bruitages.

L’humeur eschatologique renvoie de manière frappante à la planète plongée dans le néant de Last and First Men de Johann Johannsson. Mais là où l’espèce chez l’artiste islandais méritait d’être sauvée, ici, point de salut ni d’apaisement. L’androïde confronte sa douceur et sa tristesse à des adultes qui la plie à leurs volontés dans diverses proportions. Substitut d’enfant ou de frère disparu, Elli/Emil reste un objet de consommation courant. La cinéaste déclare  (1) :

Je voulais juste réfléchir sur un certain aspect de notre réalité actuelle. Et aussi, quand les gens parlent de projeter leur moi intérieur sur un androïde et de le matérialiser dans le monde pour toujours… pour tout vous dire, je trouve cette idée d’éternité assez dérangeante. Ça m’effraie, franchement, cette idée de revivre et revivre encore – qu’est-ce que ça voudrait dire, d’ailleurs ?

Dès qu’il appartient à l’homme, celui assouvit tout naturellement sa soif de domination. Sandra Wollner, suggère le concept d’un être humain spontanément incliné à faire le mal à celui qui n’en a nulle conscience. Dans sa cruelle mélancolie The Trouble with being born nous parle d’innocence – impossible de ne pas songer également au Ghost In the shell – Innocence de Mamuro Oshii – , d’une fleur artificielle déambulant au milieu du fumier terrestre, qui ne connait pas de morale et obéit naturellement à ses maîtres. Le parti pris d’un androïde à taille d’enfant décuple la douceur déchirante qui enveloppe The Trouble with being born. Nulle révolte comme dans Ex-machina mais le spectacle d’une conscience naissante qui progresse à chaque expérience, d’une mémoire qui refuse de s’effacer lors que chaque nouveau propriétaire la remet à zéro.

On a cette androïde et elle s’en fiche qu’un type de cinquante l’amène dans son lit ou de vivre avec une vieille dame en tant que projection de son frère décédé. Je voulais montrer notre monde selon la perspective de quelqu’un qui n’est pas humain, selon la perspective d’un objet qui ne juge pas et qui n’essaie pas de trouver la signification de la vie, qui est, point.

C’est une étrange réflexion autour de l’inné et de l’acquis que propose Sandra Wollner, qui remet aussi en cause une certaine philosophie de la pensée humaine, lorsque seule la machine se révèle apte à capter l’émotion, l’amour, et exprimer les battements de cœur dans un monde exsangue.

Tout sentiment, tout sens devrait être exclu d’Elli/Emil. Sans conscience ? Qui sait ? Paradoxalement, plus elle est « annulée »,  plus cette quête d’amour semble se préciser. Même si son chagrin, sa peur, ses pleurs nocturnes sont peut-être une simple ligne de code dans un logiciel, la douleur est bien là, palpable, irrépressible. La misanthropie de Sandra Wollner n’autorise curieusement pas la froideur mais fait preuve au contraire d’une immense compassion.

Porté par le visage désemparé d’Elli (l’interprétation de Jana McKinnon laisse bouche bée), cette fable métaphysique et nihiliste au titre si juste, inspiré par le recueil d’aphorismes éponyme de Cioran constitue la plus belle variation sur l’intelligence artificielle depuis Sayonara de Kōji Fukada. A travers ce besoin, ce désir d’être aimé jamais assouvi, c’est bien à la naissance d’une âme que nous convie le film, au point qu’un jour, ces nouveaux esclaves déchirés entre leur être et leur fonction, ces nouveaux enfants, soient poussés à s’enfuir, à se libérer. S’ils ne nous jugent pas encore, pour le moment, ils nous regardent.

(1) Interview donné à Cineuropa 

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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