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Marcel Hanoun est un cas vraiment à part au sein du cinéma français. Contemporain de la Nouvelle Vague, il signe son premier long-métrage en 1958, Une simple histoire. Mais plutôt que de devenir un simple épigone de Bresson, il choisit de s’engouffrer dans une voie plus solitaire, profitant des opportunités offertes par la télévision pour interroger le langage cinématographique (L’Authentique procès de Carl-Emmanuel Jung, Octobre à Madrid) et briser les conventions de la narration traditionnelle.

Contrairement à des cinéastes comme Chantal Akerman ou les Straub, Marcel Hanoun ne bénéficiera pas d’une renommée critique inébranlable et n’a jamais rencontré « son » public. Du coup, les rares auteurs qui firent la lumière sur son œuvre furent ceux qui s’intéressèrent au cinéma dit « expérimental » : Dominique Noguez dans son Eloge du cinéma expérimental ou encore Raphaël Bassan (Cinéma expérimental : abécédaire pour une contre-culture), par exemple.

Pourtant, avant son abandon de la pellicule pour la vidéo à la fin des années 80, Marcel Hanoun travaille dans des conditions relativement classiques : diffusion dans le circuit du cinéma « commercial », tournages avec des équipes rodées (producteurs, acteurs – Emmanuelle Riva dans Le Huitième jour, Michael Lonsdale dans Le Printemps, L’Hiver et L’Automne… – et  techniciens professionnels…) et ses films n’ont pas grand chose à voir avec le cinéma underground sans moyens.

Même au cœur du cinéma « expérimental », Hanoun est atypique, s’éloignant à la fois des purs formalistes qui travaillent la matière même du support en triturant la pellicule, en l’attaquant à l’acide ou en procédant par collages. Comme son premier film l’annonçait, le cinéaste reste attaché à un certain « réalisme ». Mais d’un autre côté, ce n’est pas non plus un « diariste » à la Joseph Morder (pourtant très influencé par le cinéma d’Hanoun et sa manière de le faire) ou Gérard Courant. Chez Hanoun, le cinéma devient lui-même l’objet de la création et ses essais interrogent d’abord le langage cinématographique.

La réédition en DVD chez Re :Voir de ses quatre saisons tombe à pic pour nous donner un aperçu de la singularité de son art.

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Le premier film de cette « tétralogie », L’Été, est sans doute le plus à part tandis que les trois autres peuvent se concevoir comme les trois faces d’un même projet. Tourné en 1968, L’été porte en lui les traces des événements de mai, notamment par l’intermédiaire de citations, de slogans et de graffitis. Comme dans L’Authentique procès de Carl-Emmanuel Jung, Hanoun inscrit son film dans un contexte historique précis (il est aussi question du Printemps de Prague). Mais plutôt que de faire un film « militant » ou didactique, il cherche à inventer une nouvelle écriture cinématographique pour témoigner de cette réalité historique.

Tout le cinéma d’Hanoun tient dans les paroles que le cinéaste de L’Automne édicte face caméra : « Pour moi, le cinéma est un art du retranchement et de la distance ». Comment prendre de la « distance » vis-à-vis des soubresauts révolutionnaires de Mai 68 ? En suivant le quotidien d’une jeune femme en vacances à la campagne. L’Été est avant tout un « documentaire » sur un visage et un corps en mouvement. Le spectateur ne saisira que peu de choses sur cette jeune fille : une histoire d’amour un peu compliquée, une correspondance avec une amie… Il en aura une vision fragmentaire, parfois triviale (les enfantillages de la donzelle) et parfois transfigurée par le grand Art (musique classique, citations littéraires…). Car c’est moins ce qui est montré que la façon de le montrer qui intéresse Hanoun qui joue sur la musicalité du montage, l’art du contrepoint, les oppositions entre images fixes et images en mouvement pour tenter de saisir quelque chose de la « réalité ». Dès les premiers plans de son film, il pose les questions qui hanteront la plupart de ses œuvres : qui créé ? (la place du cinéaste) et pour qui ? (la place du spectateur).

Tourné dans la foulée du bouillonnement collectif de 68, L’Été évoque d’une manière très originale le conflit entre l’individu (en inscrivant la naissance du sujet dans une histoire qui remonte au romantisme et à Kleist) et la société. Plutôt que de partir des « évènements », Hanoun se concentre sur une parfaite anonyme pour tenter de voir ce qui se joue entre son quotidien et ce temps historique : « Ce film n’est pas un document (c’est-à-dire une preuve dans sa plus simple expression) des événements de Mai 68, c’est plutôt quelques jours de la vie d’une jeune fille avec ses problèmes et la présence du temps historique irradiant, sous forme de collages sonores et visuels, toute l’œuvre. » (Raphaël Bassan).

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Tourné un an plus tard, L’Hiver se présente sous des atours plus théoriques. Un cinéaste, Julien (Michael Lonsdale), est à Bruges pour y tourner un court-métrage documentaire de commande.  Mais c’est également un artiste que l’on voit en conflit avec ses producteurs qui ne jugent ses films que sur l’anecdote et ce qu’ils racontent. Or pour Hanoun qui l’énonce clairement ici, le cinéma n’est pas de l’anecdote mais un langage. Il s’agit donc pour lui de montrer le processus créatif à l’œuvre. Dans une démarche analytique, Hanoun juxtapose des éléments qui relèvent du « documentaire » (la manière dont s’organise le tournage, les vues de Bruges) et ceux qui relèvent de la « fiction » (une histoire d’amour qui se délite tandis qu’une autre pourrait advenir). Cette opposition pourrait fort bien être figurée par le passage du noir et blanc (le tournage à proprement parler) à la couleur (les passages « fictifs ») mais les choses ne sont jamais aussi clairement énoncées et le cinéaste brouille à dessein les pistes pour parvenir à instaurer cette distance dont il était question plus haut.

Une scène au début du film pourrait en résumer tout l’enjeu. Il s’agit d’une simple vue de Bruges : un pont, l’eau, un arbre … La caméra effectue un léger mouvement vertical et saisit le reflet de cet arbre dans l’eau. Puis dans la foulée, Hanoun montre la toile d’un peintre en train de représenter ce même arbre. En quelques plans, le cinéaste a interrogé la « réalité » d’un objet, son reflet et sa représentation. Par des jeux de miroir, de mise en abyme, de montage, L’Hiver interroge de la même manière le processus cinématographique. Ce n’est plus l’anecdote qui dicte sa loi suprême (en dépit des réticences du producteur) mais le regard du cinéaste qui tente d’inventer un nouveau langage cinématographique. Le film fonctionne par des jeux de regard qui circulent entre la fiction et le documentaire, entre le cinéaste et le spectateur, entre le Réel et sa représentation (les toiles des maîtres de la Renaissance jouent un rôle primordial dans le processus de création)…

Film à la fois « autobiographique » puisque Hanoun revient sur ses propres difficultés à tourner Octobre à Madrid, L’Hiver annonce également le désir de se débarrasser de la narration traditionnelle qui caractérisera Le Printemps.

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D’une certaine manière, Le Printemps est une sorte d’aboutissement du film rêvé par Julien dans L’Hiver : une œuvre dénuée de tout enjeu dramaturgique ou anecdotique et qui ne tient que par l’écriture cinématographique. Dominique Noguez compare à juste titre cet essai aux œuvres du Nouveau roman. Le récit y est annihilé et se réduit seulement à quelques actions : un homme (Michael Lonsdale) qui fugue à travers la campagne française (il a probablement assassiné une femme) ; les gestes quotidiens d’une pré-adolescente et de sa grand-mère dans une ferme… Hanoun joue, une fois de plus, sur les passages en noir et blanc (serait-ce la « fiction » du criminel en fuite ?) et en couleurs (le « documentaire » ?). Débarrassé de la psychologie élémentaire et de toute progression dramatique, le film invente une narration qui lui est propre à mesure qu’il progresse. Le fait divers n’est ici plus qu’un prétexte pour inventer une écriture se rapprochant davantage de la musique et de la peinture que de la littérature ou du théâtre. Hanoun travaille sur des motifs, des effets de circularité (de beaux panoramiques à 360° qui referment le film sur lui-même), sur les contrepoints.

Nous ne saurons rien de cet homme ni de cette jeune fille. Sont-ils liés ? Est-ce sa fille ? Ou un souvenir de jeunesse puisque le spectateur la voit parfois partager ses jeux avec un petit garçon ? De la même manière, la femme morte ressemble un peu à l’adolescente… Mais Hanoun se garde bien de nous donner des réponses toutes faites et préfère jouer sur des effets de rimes, de raccords sur les regards pour évoquer le cycle des saisons, de la vie (les premières règles de l’adolescente) et de la mort (celle du fugitif mais également ce moment à la fois très doux et insoutenable où la grand-mère dépèce un lapin).

Le cinéaste joue aussi bien sur la musicalité du montage que sur la picturalité des plans, notamment lorsqu’il filme la frêle adolescente au bain et qu’il retrouve la grâce d’un Degas. Le Printemps est un film hanté par la beauté mais qui conserve un certain prosaïsme documentaire, qui navigue entre une certaine innocence (les jeux enfantins) et une véritable cruauté (la petite fille qui coupe un poisson rouge avec des ciseaux).

On peut se demander si les liens qui se tissent entre l’histoire de l’homme et de la fillette ne sont pas nés de la fabrication « à quatre mains » du film puisqu’il est signé Marcel Hanoun et Catherine Binet (également scénariste).

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Ce travail en duo, il est mis en perspective dans L’Automne, un film se déroulant presque exclusivement dans une salle de montage où Julien (le cinéaste porte le même prénom que celui de L’Hiver et il est encore interprété par Michael Lonsdale) tente d’achever son dernier film. Il fait appel à une assistante pour l’épauler dans cette tâche. Si le film en train d’être monté évoque Le Printemps, c’est parce que ladite assistante dit qu’elle aimerait évoquer les jeux cruels d’une petite fille mais aussi adapter à l’écran Sade. Un jeu subtil de correspondances entre les deux œuvres précédentes se met en route.

Mais L’Automne est avant tout un traité théorique et poétique de l’art d’Hanoun. Au début du film, il commence par énumérer les cinéastes qu’il aime : Bresson, Bergman, Dreyer, le Pasolini de L’évangile selon Saint-Mathieu…De Bresson, il retient la rigueur et l’épure. De Bergman, un art du gros plan qu’il pousse ici à son extrémité en filmant longuement les visages de ces deux personnages en train de regarder les images d’un film en train de se faire (sur fond de musique classique). Si L’Hiver évoquait directement le processus de création, le rapport entre le créateur et son œuvre, L’Automne se concentre sur le rapport entre le créateur et le spectateur qui est parfois pris à partie. C’est le cinéma comme langage et la place du spectateur dans la réception des œuvres qui sont interrogés.

Hanoun prend ses distances avec le cinéma « militant » en affirmant qu’un film comme Persona est beaucoup plus « politique » que tous les films marxistes-léninistes de l’époque. C’est par l’écriture et un certain retranchement que le cinéma peut parler du monde d’un point de vue « politique ». Pour le réalisateur, c’est la distance avec l’objet qui importe, que ce soit pour la politique ou le « porno » qu’il aborde ici de façon très succincte (Julien se demande pourquoi il a laissé dans son film une scène d’amour) et qu’il traitera de manière frontale dans Le Regard.

L’Automne est sans doute le film le plus théorique d’Hanoun : celui où l’analyse du film en train de se faire devient l’œuvre en elle-même. Celui où la beauté (quelques plans en couleurs et en extérieur – du Super 8 ?-) ne peut surgir qu’après une longue phase analytique qui « prépare » l’arrivée de ces images.

Ces « contes des quatre saisons » ne sont donc pas forcément d’un abord très facile : austères, théoriques et constamment dans l’analyse du processus créatif. Mais ils sont également traversés par des éclairs de beauté fulgurante et  sont constamment stimulants pour l’esprit. Hanoun s’adresse à l’intelligence du spectateur mais il évite aussi la pose doctorale et l’abstraction désincarnée.

Son cinéma possède toujours un socle « documentaire », un pied dans le « Réel » qui en fait le prix et la singularité…

Les Saisons de Marcel Hanoun

Éditions Re:Voir

L’été (1968) avec Graziella Buci

L’Hiver (1969) avec Michael Lonsdale

Le Printemps (1970) avec Michael Lonsdale, Catherine Binet, Raymonde Godeau

L’Automne (1971) avec Michael Lonsdale, Tamia

Disponible en pré-commande jusqu’au 30 avril 2016

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A propos de Vincent ROUSSEL

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