Celui qui est incapable de se perdre jamais est aussi bien celui qui est à jamais perdu ». Clément Rosset.

 

Adapté de la nouvelle d’Henry James, La bête dans la jungle, le nouveau film de Bertrand Bonello est le récit d’une peur. Mais il s’en détache dès le prologue par une scène sur fond vert où la voix du cinéaste dirige sa comédienne (Léa Seydoux) : le sujet du film, c’est elle. La bête inverse les genres du roman, il est un film sur une femme et sur la comédienne qui l’incarne. Cette femme (Gabrielle/ Léa Seydoux) est donc au centre du récit, habitant tous les plans. Elle est aussi le raccord, de séquences en séquences, entre trois périodes : 1910, 2014 et 2044.

2044. L’Intelligence artificielle a pris le pouvoir. Toutes les interactions avec les autres se réduisent à des voix dans l’espace, désincarnées. La ville, à l’image de ces nouveaux rapports, est vidée de toute présence à l’exception d’animaux sauvages. Gabrielle y déambule presque mécaniquement. Dès les premiers plans, elle participe à une sorte d’entretien d’embauche en répondant à des questions posées par une voix off parlant depuis un espace insituable. Elle se voit contrainte à un choix : trouver un travail intéressant ou garder ses affects. Pour se débarrasser de ses émotions, devenues dans ce monde une menace, Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Cette nécessité d’une anesthésie des sentiments prend alors, à travers la mise en scène, la forme d’un froid intérieur incarné par une voix qui renvoie à une image fantôme. Le cinéaste refuse dès lors les conventions propres à un univers de science fiction (aucune technologie high tech, absence d’élément futuriste) ou dystopique. L’effroi naît de cette seule illusion de sérénité où certes toute violence, toute souffrance ou brutalité n’existent plus mais où les rapports sont désincarnés. Ce qui est terrifiant est que plus rien ne peut terrifier. C’est un monde paradoxal, sans incarnation. Gabrielle semble condamnée à errer dans un univers sans corps, sans visage, appelée à se dissoudre dans la lumière, les sons, les reflets, comme si elle perdait sa substance. Lorsqu’elle est dans le «  bain » de purification, «  pour nettoyer ses traumatismes anciens qui contaminent son inconscient » , elle est comme recouverte d’un linceul noir dont la plasticité visuelle et sonore absorbe littéralement son corps. Ce monde réclame la disparition de toute psychologie et toute subjectivité. Et pourtant,  le corps de Gabrielle toujours résiste. Bonello traduit cette capacité de résistance du personnage justement par sa présence dans tous les plans, une présence très charnelle et sensuelle. C’est ce corps qui la rattache à son humanité parce que c’est par lui qu’elle est ramenée à Louis.

© Ad Vitam distribution

1910. Gabrielle plonge dans une première vie antérieure. Elle retrouve donc Louis (George MacKay) son grand amour. Et là, une peur l’envahit, le pressentiment qu’une catastrophe se prépare. L’histoire débute au moment où Louis, retrouvé dix ans après au cours d’une soirée mondaine à Paris, lui rappelle une conversation qu’elle avait oubliée,ou peut-être refoulée. Dans un moment de complicité fugace, elle lui avait alors confié son secret, celui de vivre avec la conviction d’être promise à un sort mystérieux, « un événement extraordinaire, terrible peut-être, fondra sur elle un jour » (1). Louis lui demande alors si, depuis ce jour, « la chose est arrivée » (2). Très surprise de s’être ainsi ouverte alors qu’elle pensait avoir toujours gardé son secret, elle affirme que non, rien ne s’est produit, qu’elle attend toujours, toujours aussi convaincue que son destin est liée à cette menace et l’oblige à veiller. Au terme de la discussion, Louis lui dit que désormais il veillera sur elle. Cette partie est la seule qui reste très fidèle à la nouvelle de James. Dans cette scène, la totalité des dialogues provient du texte et permet au cinéaste d’épouser le genre du mélodrame.  Au fur et à mesure que Gabrielle plonge dans cette vie antérieure, elle se rapproche alors de Louis. Le vertige hante progressivement la mise en scène. Avec une beauté terrible. Le débordement du personnage se transpose dans le décor : Paris est inondée sous les eaux. Mais les sentiments eux refont surface, les corps se frôlent et s’effleurent. Tournées en pellicule, ces séquences 1910 ont d’ailleurs un côté beaucoup plus charnel que celles, plus lisses et dures en numérique de 2014 et 2044. Mais parce que le cœur vibre, Gabrielle a peur. Une peur qui fait qu’elle se refuse à Louis et ils en meurent.

© Ad Vitam distribution

Un siècle plus tard, en 2014, Gabrielle retrouve Louis à Los Angeles. Cette fois c’est Louis qui a peur, et c’est Gabrielle qui « veille » sur lui. Ici, le cinéaste multiplie les écrans (ce sera d’ailleurs là qu’il aura recours à une figure de style propre à son cinéma, le split screen). Les écrans des réseaux sociaux, des ordinateurs, des caméras de surveillance traduisent la relégation des émotions dans un monde virtuel, où le corps justement s’absente. Ces émotions sont avant tout faites de ressentiment et de colère. La peur de Louis, alors même qu’il est paralysé par la peur d’aimer, c’est de n’être aimé par aucune femme. Une peur qui en fait une «  bête », animée par un désir de tuer et de vengeance. Les sentiments cette fois restent souterrains, enfouis au plus profond: refoulés. Et cette peur appelle une autre forme cinématographique, celle du slasher.

En 2044, Louis est totalement anesthésié, refusant tout affect et donc tout amour. Là où les sentiments sont supprimés, il se sent à l’abri : il trouve un refuge. Ce qu’il y a de bouleversant, c’est que cette anesthésie est au fond proportionnelle à la conscience refoulée de la violence du sentiment amoureux, à sa brutalité, à sa démesure, à la dévastation, à la dissolution, à la brûlure, à la peur de la perte de soi auxquels l’amour expose.

© Ad Vitam distribution

Mais la force du film de Bonello est justement d’interroger ce risque à prendre : le risque d’aimer. Chacune des périodes, pour autant qu’elles aient leur propre enjeu et leur propre terreur, construisent un seul récit amoureux.En entremêlant plusieurs temporalités, La bête montre en quoi le sentiment amoureux est intemporel. Intemporel dans cette imbrication de la peur et de l’amour. Aimer, c’est avoir peur parce que c’est prendre le risque d’avoir mal. Aimer, c’est avoir peur parce que c’est prendre le risque d’être abandonné. Et pourtant la peur est ce qui permet de rester vivant. Aimer est peut-être alors le seul moyen de résister à l’anesthésie généralisée d’un monde à venir. Le geste du cinéaste devient  alors un geste politique et contemporain de tous les âges, dans sa forme comme dans sa proposition narrative. La bête n’est pas un film d’anticipation mais d’émancipation.

(1): Henry James, La bête dans la jungle, traduit de l’anglais par Jean Pavans, Paris, Points, 2023. 

(2): Ibid. 

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A propos de Maryline Alligier

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