Arnaud Fleurent-Didier – La Reproduction (phase 3 : la mise à bas) (archives)

La Reproduction est l’événement de ce début de décade pour ce qui concerne la chanson française. La Reproduction porte si bien son nom que 3 de nos rédacteurs se sont attelés à sa mise en lumière. Première chronique concernant ce grand disque d’Arnaud Fleurent-Didier.

 

 

« …. On peut mettre en évidence, par-delà l’influences des égalités économiques, le rôle de l’héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d’autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social »
Et si c’était Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (ici un extrait du livre « Les héritiers », on aurait pu citer également un passage de, tiens tiens, « La reproduction ») qui parlaient finalement le mieux du dernier album d’Arnaud Fleurent-Didier ?
Que dire en effet à l’écoute de ce disque sublime qui fait plus ou moins suite au « Portrait du jeune homme en artiste » de 2003 qui l’était tout autant (on passera sous silence l’activité discographique du sieur entre ces deux dates, l’épisode Notre-Dame et autres, puisque jamais écoutée) sinon qu’il est un justement un précieux et subtil capital  de savoirs, de savoir faire et de savoir-dire ?
Ce savoir c’est une pratique musicale du meilleur cru. Comment ne pas être amoureux en effet des musiques d’Arnaud Fleurent Didier ? Ces mélodies fortes, ces arrangements abondants et pourtant jamais trop lourds, juste chargés comme il faut, qui enrichissent la moindre parcelle mélodique. La musique sur cet album est simplement parfaite, comme un achèvement d’un genre, cette grande variété orchestrée en mode pop de chambre. Le disque est plus dense que le premier (même si la meilleure chanson de notre artiste, subjectivement parlant, s’appelle L’emploi du temps, track 6 du portrait du jeune homme en artiste). La séduction opère aussi dans ces constructions non pas à tiroirs mais en escalier, certains morceaux commencent doucement puis s’accélèrent gentiment (ou bien ralentissent) au beau milieu, évitant ainsi peut-être la monotonie d’une marche plate sur le bitume, voilà un disque urbain en effet malgré une parenthèse champêtre (L’origine du monde). Le rythme reste de croisière de bout en bout mais avec quelques soubresauts bienvenus toutefois, un véritable travail d’orfèvre mélodique, tout simplement.
Ce savoir-faire c’est cette musique belle comme un jour d’été (ou d’automne, voire d’hiver selon l’humeur des chansons) de Toscane, le nectar de ces jours dont on se souvient longtemps. Ce piano inspiré et omniprésent, ces violons échappés de chez François de Roubaix (France Culture), ces chœurs à la Michel Legrand (pas mal de titres), cette table grassement garnie de cordes, de violons, de flute (seul instrument qui ne soit pas joué ou programmé par notre démiurge de la place de Clichy), ces ambiances variées qui rappellent énormément le meilleur de la grande variété (pop ?) française des années 60 et 70, Nino Ferrer par exemple (en particulier à travers les paroles de L’origine du monde qu’on imagine bien mises en lumière par la voix de Nino, époque Arbre noir) mais bien plus William Sheller (les intonations de voix quand celle-ci s’agite, ces orchestrations ludiques et touffues) ou encore Christophe sans parler de Michel Polnareff pour à peu près tout ça et plus encore, cette idée d’une modernité associée à un relatif classicisme musical pour résumer peut-être.
Il est curieux en effet de voir combien Fleurent-Didier semble faire peu de cas des années 80 et 90, des apports d’un Daho ou d’un Daniel Darc par exemple et on en oublie (Jacno en premier lieu). Cette veine ultra-classique de sa musique le rapproche de ses frères de talent Benjamin Biolay et Florent Marchet, ces chantres inspirés de la pop orchestrée à la française comme il l’en éloigne (pas de velléités new wave comme chez Biolay ou pop rock comme Florent Marchet). Au petit jeu des « Tiens ca me rappelle… » seul le refrain de Risotto aux courgettes évoquera une musique de ces années-là, le chant de traîne de Jean Bart (sa géniale chanson « On vit » en premier lieu, sur l’album « Fin et suite », sorti au milieu des années 90). Cela dit on a fait mieux côté novateur et oreilles chercheuses que le chantre italo-suisse de la décrépitude du quotidien.
La Reproduction est donc un album aux couleurs musicales intemporelles, échappant ainsi aux turpitudes des modes et des sons datés passés le premier hiver, c’est là l’ADN musical de Fleurent-Didier tout simplement, plus qu’à l’aise dans cette pop de chambre où, sur le carrelage de faïence de son appartement, il fait briller le petit jeu des correspondances avec les vénérées figures de la grande pop à la française (Gainsbourg excepté d’ailleurs, on pourrait dire curieusement tant celui-ci écrase le genre).
Concluons enfin sur le sujet en disant que si la musique est soignée propre sur elle et sophistiquée ce n’est pas pour autant qu’elle plie à la première brise matinale; l’album pulse en effet gentiment comme sur le diptyque Pépé/Mémé et fait souvent penser à ce roseau en apparence le plus faible de l’étang et qui pourtant s’avère plus fort et résistant que ces petits camarades à gros bras.
Le savoir-faire est indéniable donc mais le savoir-dire pas mal non plus. « France Culture » un peu incontournable puisque amorçant l’album et passant ici (France Inter) ou là (France Culture justement) en rotation lourde sur les ondes sonne d’entrée le tocsin : un condensé d’identité française peut-être oui certes, pour peu qu’on soit un petit cul blanc de petit (ou grand) bourgeois. Rien de péjoratif dans cette dénomination entendons-nous bien, après tout Arnaud Fleurent-Didier parle simplement de ce qu’il connait (ou souhaiterait connaitre, le numéro de téléphone de cette fille par exemple). Le reste de l’album évoque en creux ou bien en dur l’idée-mère de la transmission, filiale, familiale ou encore sociétale et culturelle. Il faut ici parler encore de ce vaste inventaire à la prix vert de France Culture (on pourrait en parler des heures) qui passe en revue l’acquis et l’inné de l’auteur (ou bien ce qui lui manque justement) et dont on pourra retenir une (éventuelle) allusion à Nietzsche ou du moins de la graine d’analogie le concernant «  Elle ne m’a pas dit comment faire quand on se sent seul ».
Il faut aussi citer les chansons bâties autour des figures du grand-père, de la grand-mère et du père (rien sur la mère tiens) qui rendent là-aussi compte de cette question centrale de filiation/transmission, culturelle par exemple (la musique et le cinéma, vaste phénomène identificatoire s’il en est, comme formes constituantes de l’individu). Ce disque c’est le portrait de l’artiste en jeune homme.
Cette idée que le cinéma se mélange au réel, qu’on sort du cinéma après s’y être ennuyé pour trouver fiction et romanesque juste en-dehors (la bien-nommée « Je vais au cinéma »), cette idée aussi que la musique accapare nos vies, un peu comme de l’azote écouté puis exhalé rapidement mais pour autant essentiel à nos existences (la chanson-titre La reproduction). On retrouve un peu des intonations du Brialy de Anna (la comédie musicale de Gainsbourg avec Anna Karina) dans le magnifique Imbécile heureux, ce parlé/chanté qu’Arnaud Fleurent-Didier utilise souvent à merveille et cette thématique de l’amour omnipotent qui ne demande qu’à exploser au grand jour. Cette chanson nous offre le plus beau refrain de l’album, beau comme l’aube qui arrive après une nuit blanche passée main dans la main. (le texte de cette chanson fait un peu penser au Nicolas Fargues de « J’étais derrière toi »). La meilleure chanson de l’album.
Mais les chansons d’Arnaud Fleurent-Didier n’évoquent pas que cette frontière diffuse entre l’imaginaire et le réel, elles évoquent souvent aussi une sorte de grand dessein initial (le romanesque, l’amour, l’idée de dévorer la vie, tout ceci pris dans leur pleine sensation) qui se heurterait brusquement à la réalité (une brusque chute des sens), les chansons se terminent en effet souvent par une épure musicale et une voix qui s’apaise, jusqu’à chuchoter le plus souvent, la grandiloquence se retirant sur la pointe des pieds et laissant place presque nette à l’ironie. Cela évite sans doute un côté un peu trop solennel et premier degré à l’album, cela désamorce aussi souvent le propos velléitaire de l’auteur, un peu comme si finalement, en effet, il ne fallait pas être trop exigeant.
Si l’on ne se relèvera pas la nuit pour écouter My space oddity ou le Si on se dit pas tout final (malgré une jolie guitare acoustique), on reste oreille bée devant Imbécile heureux, France Culture ou encore Ne sois pas trop exigeant, plus longue chanson du disque (un peu plus de 5 minutes seulement) qui évoque L’emploi du temps du disque précédent mais avec un texte plus cru, plus ouvert aussi sur le monde là où le morceau précité creusait les tréfonds d’une âme, une évolution aux marges pour un même propos poignant (voilà peut-être résumée l’évolution de l’artiste entre son premier album et celui-ci).
Mais Fleurent-Didier n’abandonne pas pour autant son petit nombril (tant mieux, c’est aussi à travers lui qu’il nous parle le mieux) et cette idée récurrente de la recherche d’un écrin dans le vaste monde, et qu’importe si ce n’est que temporaire, le repas d’un soir de « Risotto aux courgettes » par exemple, ce vase-clos amoureux ou du moins ancré dans la séduction, ces ambiances font penser aux paroles du poète, un américain :
« The world’s all but died, but we’re together »
A propos de séduction, thème omniprésent, il faut dire combien Arnaud Fleurent-Didier compte fleurette avec élégance et pudeur, ainsi ces mots sis dans Imbécile heureux;
«  Il faut que je l’aborde coute que coute,
C’est dans mes cordes y’a pas de doutes (…)
Elle fait de moi ce qu’elle veut je suis si fragile,
Ce soir je suis amoureux je me sens débile »
Avouez qu’on est loin d’un Didier Morville éructant dans la casquette de Kool Shen
« J’ai plus qu’une seule idée en tête faut qu’j’la serre
Avant que ça ne me manque, il faut qu’on fasse la paire.
Mais il faut que je tempère mon excitation,
Car j’ai déjà la fièvre à la vue de ce canon »
La même ivresse sans l’ombre d’un doute mais pas du tout le même tonneau.
A dire vrai cet album fait curieusement penser au Moon safari du groupe Air (rappelons-nous aussi la joie de la découverte du premier album éponyme de Julien Baer). Certes ce n’est pas là un premier album comme pour le duo versaillais (oui bon un Ep avant je sais mais bon), même si c’est le premier disque de Fleurent-Didier à bénéficier d’une confortable exposition médiatique mais il sort lui-aussi dans les bacs en tout début d’année (c’était janvier 98 du côté de Versailles) et semble ouvrir lui-aussi une nouvelle borne en matière de musique de chez nous, comme une nouvelle ère nourrie du même héritage des années 60 et 70, un héritage complètement assimilé et singularisé par une sensibilité propre.

 

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