Le réalisateur Claude Sautet, disparu il y a quinze ans, laisse derrière lui une œuvre remarquable mais souvent accueillie avec réticences. Les raisons de cet embarras sont multiples : la trop grande fréquence des passages à la télévision, la présence surnuméraire de grandes vedettes, et la célébration appuyée des existences ordinaires, changées en feuilletons romanesques. Sautet apparaît encore aujourd’hui comme un cinéaste traditionnel, voire pire, un peintre du quidam et de la bourgeoisie, trop appliqué à plaire. Mais les films d’apparence si triviale et « commerciale », dès lors qu’ils sont vus sur grand écran, déploient leurs formes et leurs nuances. L’égalité de surface n’est qu’une illusion. Car leurs constructions sont tellement sophistiquées qu’on en oublie toutes les audaces et la noirceur. On les vit, et on les regarde, comme des évidences. Les grandes institutions, l’institut Louis Lumière et la Cinémathèque Française, viennent de rendre hommage au cinéaste, pour rappeler une nouvelle fois son importance. Cette célébration s’est prolongée par la ressortie en salles et vidéos d’une partie des films restaurés, et par la réédition augmentée des « Conversations avec Claude Sautet » de Michel Boujut : un livre édité pour la première fois en 1994 à l’occasion d’un premier hommage rendu au réalisateur par l’Institut Lumière.

L’ouvrage permet de s’approcher de la pensée et la parole du cinéaste, qui comme on le sait, n’aimait pas beaucoup commenter sa production. A travers l’examen chronologique de sa filmographie, Sautet livre évidement les traits de sa personnalité : son humilité professionnelle (il se présentait comme un artisan faisant œuvre de patience), son amour des collaborations (avec les romanciers, scénaristes de ses films, les acteurs, et le musicien Philippe Sarde), et sa grande sensibilité, qui habite des larmes jusqu’aux brusques accès de colère la majeure partie de ses films. Réalisées en complicité avec Michel Boujut (ami proche du réalisateur, journaliste et romancier), ces conversations, soigneusement méditées, sont une manière de monographie et d’autobiographie détournées. Ce « faux guide » nous est livré avec malice par Sautet lui-même qui en officialise le contenu, dans un semblant plus ou moins arrangé de confession amicale. Un livre « Parlé d’abord, écrit ensuite », comme le souligne Michel Boujut. Le travail de « legs » ne s’affiche pas, et reste à l’image de l’œuvre tout entière. C’est la recherche d’un instantané sans trop de gravité ; et d’un ton de parole, juste.

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Les ajouts de cette édition 2014 sont de plusieurs ordres : les avant-propos de Thierry Frémeaux, revenant sur les préjugés qui ont pesés sur l’œuvre, et la relative condescendance de la critique – des malentendus qui restent encore un peu d’actualité ; un témoignage de Daniel Auteuil en préface, interprète tardif de Sautet ; un ultime chapitre sur « Nelly et Monsieur Arnaud » (film réalisé en 1995 après l’édition du livre original), monté à partir de différents entretiens ; une postface de l’incontournable Bertrand Tavernier ; un texte sur « Le Jour se lève » de Marcel Carné, écrit par Claude Sautet dans la revue Positif.
C’est donc l’itinéraire d’une vie – une formation artistique, technique et intellectuelle – mais tout autant, un parcours humain fait de collaborations privilégiées, que ce livre nous donne à saisir à travers le commentaire des films. Sautet a rejoint le métier en officiant selon sa propre expression très imagée (qui a désormais force de cliché) comme « ressemeleur » de scénarios ; une sorte de docteur pour scripts. La tâche était modeste et anonyme, le plus souvent non créditée. C’était une fonction alimentaire qui a permis à Sautet de monter peu à peu en hiérarchie, en devenant assistant-réalisateur ou scénariste en plein jour. Fait marquant : la collaboration avec Franju pour le tournage des « Yeux sans Visage » en 1959, révèlera à Sautet la possibilité de faire au cinéma une véritable œuvre, tenue de bout en bout, et pas seulement un exercice commercial sur commande.

Les bases du système Sautet (un système qui n’en est pas véritablement un) sont posées : toujours construire « son » œuvre dans le dialogue avec un tiers scénariste pour éviter la répétition et l’indulgence trop confortable du soi. Malgré la cohérence de l’œuvre, Sautet fonctionnait par projets individuels, cassant régulièrement son « jouet » quand il avait l’impression de l’avoir éprouvé. Il fabriquait les sujets et les films en faisant le « casting » de ses collaborateurs, au gré des envies, en se nourrissant des expériences et sensibilités de chacun. Ce sont : le romancier Claude Néron, qui cosigne l’adaptation et les dialogues des films les plus noirs, « Max », « Mado » et « Vincent… » ; le scénariste Jean-Loup Dabadie pour les fantaisies les plus solaires, notamment les films truculents avec Yves Montand ; Jacques Fieschi pour les derniers films ; et Pascal Jardin pour la musique de « Un Cœur en Hiver »… La plupart livrent leurs témoignages dans les documents compilés en fin d’ouvrage ; auxquels s’ajoutent quelques textes et notes du réalisateur, plus les hommages rendus par Melville ou Truffaut.

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C’est aussi la relation très personnelle aux acteurs qui alimente ses films, entre la commande et la composition, dans une recherche permanente de nouvelles dimensions : Piccoli et Schneider en seront les principaux bénéficiaires, mais il y aura aussi Montand, Béart, Auteuil et Serrault, et au tout début, Lino Ventura. Il y a chez Sautet un art du développement romanesque, que certains jugeront daté parmi les cercles de la cinéphilie exigeante, et un ancrage sociologique, vécu comme un conformisme de représentation « petit-bourgeois », assez démagogue. Ces clichés erronés détourneront durablement l’attention, au point de masquer la complexité des films, leur progressisme formel, et leur « comportementalisme », loin d’un typage social et psychologique trop arrêté. Les personnages de Sautet sont souvent des gouffres saisis dans des moments de trouble et de vulnérabilité, lors d’étapes charnières au sein de leurs existences (caricaturalement la crise de la quarantaine). Ils sont, personnalité et actes, des énigmes pour eux-mêmes : immatures, violents ou sereins, mais toujours pris dans les remous de la vie, pour une photographie en portrait bougé, inachevée.

Chez Sautet, souffle également l’esprit des genres remontant aux entre et après-guerre (un nouvel argument pour les détracteurs de son « classicisme ») : le polar melvillien de « Classe tout Risque » en 64, avec Lino Ventura et Belmondo ; et la répercussion « affairiste » du genre dans les bijoux que sont Max (« Max et les Ferrailleurs » 1970) et « Mado » (1976), deux sombres fresques, traversées par des figures folles et crapuleuses. Contrairement aux grands films de groupe, qui bouclent la période la plus faste de sa filmographie du début à la fin des années 70 – « Vincent, François, Paul et les autres » en 74 ou son pendant féminin « Une Histoire Simple » en 78, en allant de « César et Rosalie » (1972) jusqu’au point de bascule que représente « Un Mauvais Fils », en 1980 –, les deux derniers films avec Emmanuelle Béart, « Un Cœur en Hiver » (1992) et « Nelly et Monsieur Arnaud » (1995), cultiveront l’épure relationnelle et une surface toujours romanesque, mais infiniment plus dépouillée. Leurs pouls se sont refroidis et la tourmente, davantage intériorisée, se fait plus calculée avec l’âge. Le regard des personnages revêt déjà une âpreté de bilan rétrospectif. C’est le constat glaçant (et un peu dévitalisé) de « Un Cœur en Hiver » : affecté et gris comme une marche funèbre.

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« Conversations avec Claude Sautet » par Michel Boujut

Nouvelle édition, complétée, de l’ouvrage paru en 1994

Coédition Institut Lumière / Actes Sud

Disponible depuis le 8 octobre 2014

Visuels :

Claude Sautet sur le tournage de « Un Mauvais Fils » (1980)

Michel Piccoli dans « Max et les ferrailleurs » (1971) © Fida-Lira

Romy Schneider dans « César et Rosalie » 1972 © Studio Canal – 2014

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A propos de William LURSON

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