« The Leftovers, le troisième côté du miroir » : entretien avec Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement

14 octobre 2011, 2% de la population disparaît brusquement de la surface du globe. Que leur est-il arrivé ? Comment survivre après l’impensable ? The Leftovers, série condensée en 3 saisons, suit les habitants de la ville de Mapleton 3 ans plus tard, dans leurs petits arrangements avec cet impossible deuil. Créée par Damon Lindeloft (Lost, Watchmen) avec Tom Perrotta, auteur du roman original, The Leftovers nous plonge dans une inquiétante étrangeté, où le familier et le fantastique sont indissociables et où le paradis sur terre semble perdu à jamais. La série est marquante visuellement avec des scènes d’une beauté terrassante  et les larmes coulent dans un déluge de fin du monde sur la musique obsédante de  Max Richter.

Sarah Hatchuel[1] et Pacôme Thiellement[2] sont familiers des séries et ont chacun écrit un livre sur Lost[3] avant de travailler ensemble sur The Leftovers. L’exégèse[4] est  foisonnante de références, de la Renaissance à l’anthropocène, avec des échos à d’autres films ou séries, tout en proposant des pistes dont  les lecteurs pourront se saisir pour faire leur propre cheminement. Le propos est passionnant et sensible, mais aussi éprouvant par sa lucidité sur le côté obscur de la série, ce « troisième côté du miroir », qui offre à la fois un reflet de nous-même face à la série et la réalité du monde qu’elle nous renvoie. Cet ouvrage est également essentiel dans sa façon de montrer comment The Leftovers, et la fiction de façon plus générale, impacte nos vies tel un memento mori qui réveille nos consciences tout en nous permettant d’entrevoir une lueur au bout du tunnel.

Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement nous en disent un peu plus sur leur travail à quatre mains et leur envie de percer les mystères de The Leftovers

D’où vient votre envie d’écrire sur The Leftovers ?

Sarah Hatchuel : L’envie de comprendre pourquoi une série peut, en même temps, tant nous éblouir et nous échapper, tant nous impressionner et nous frustrer… Et aussi pour suivre et étudier le geste artistique qui a prolongé Lost.

Pacôme Thiellement : Faire l’exégèse des séries est une manière de les voir de plus près et donc de les vivre plus intensément. The Leftovers est une série remplie d’énigmes, de choix narratifs qui bouleversent la vision globale du spectateur, de revirements dans la tonalité générale qui donnent l’impression de ne pas voir la même série, ou de voir un monde qui n’est pas dirigé par le même dieu. Mais pour en comprendre les conséquences, il faut approfondir cette première impression et donc la revoir et la revoir encore jusqu’à ce qu’elle murmure son secret à notre oreille. L’exégèse est toujours une sorte de pêche aux « secrets de vie ».

 Comment avez-vous organisé votre travail ensemble ?

SH : Nous parlions d’abord beaucoup au téléphone, puis écrivions chacun un chapitre de notre côté, à l’aveugle. Quand les chapitres étaient finis, nous nous les échangions. En découvrant ce que l’autre avait écrit, nous avons été à chaque fois étonnés de voir à quel point les chapitres se répondaient et se complétaient. C’était quasi miraculeux ! Nous avons procédé ainsi pour nos trois chapitres respectifs qui couvrent les trois saisons.

PT : Il faut ajouter que nous avons déjà, par le passé, fait par deux fois des conférences ensemble sur The Leftovers. La raison était que la série était en cours, et le fait de la travailler sous une forme dialoguée empêchait la fausse impression d’une exégèse définitive, ce qui aurait été absurde vu le statut qui était alors la sienne. Une fois The Leftovers achevée, l’envie d’écrire ce livre ne nous avait pas quittée, il restait à lui trouver une forme adéquate. Celle que décrit Sarah (les chapitres écrits en parallèle, presque médiumniquement, puis découverts simultanément) était la plus risquée mais aussi la meilleure, si elle fonctionnait. Je crois que, pour nous, c’est le cas. Le livre n’est plus double, il est triple : avec nous, un troisième esprit s’est invité pour découvrir le véritable sujet de la série et donc de notre livre.

Votre livre témoigne du foisonnement des références  (artistiques, religieuses, sociétales…) présentes dans la série mais, comme vous le dites justement, résiste à l’interprétation. Comment expliquez-vous ce choix de Damon Lindelof ?

SH : The Leftovers a clairement été pensé en réaction à la réception de la fin de Lost. Parce que tant de spectateurs ont reproché à Lindelof de ne pas avoir apporté les réponses qu’ils attendaient, ce dernier a écrit The Leftovers en nous assurant d’emblée qu’il n’y aurait aucune réponse à attendre. La série résiste à une interprétation simple, mais elle appelle constamment l’exégèse de ses vœux : comme le clame Patti ou Evie en permanence à l’intérieur de la fiction, nous sommes sommés de comprendre. Nous devons apprendre à voir, afin de comprendre en quoi la série parle de nous et de notre époque.

PT : Je m’interdis toujours de penser ou de parler à la place d’un auteur. Je ne sais pas pourquoi Damon Lindelof a agi ainsi et pas autrement. Je constate que c’est le cas. Mais ça n’interdit pas de questionner une série. Ce qui veut dire : réfléchir à ce que la série nous fait penser, ce qu’elle semble nous dicter. Ainsi, nous avons une série qui simultanément résiste à l’interprétation et nous dit sans cesse que « nous savons », que « nous comprenons ». Elle en appelle à un spectateur qui serait quasiment capable de lire entre ses images, ou de l’entendre par transmission de pensée. C’est unique en matière de fiction, à part peut-être Twin Peaks Saison 3. Et cette dernière est sa stricte contemporaine.

Il est rare de voir un personnage masculin pleurer à chaudes larmes comme le fait Kevin Garvey (ainsi que les spectateurs!). Selon vous, de quelle tristesse The Leftovers sont-ils les larmes ?

SH : Je répondrai juste en citant Le Roi Lear : « When we are born we cry that we are come to this great stage of fools ».

PT : C’est presque le sujet du premier chapitre : les larmes réinventées des Leftovers. Je pense qu’elles sont les larmes d’une douleur qu’on ne peut pas raconter, d’un chagrin qui n’a pas de mots pour se dire ; nous savons que « la période de grâce touche à sa fin » comme le dit Holy Wayne. L’humanité est entrée dans une période d’extrême turbulence et elle n’a pas encore un imaginaire ou des formes narratives capables d’orienter cette réalité terrible. Nous avons besoin de nouveaux types de récits. The Leftovers, Twin Peaks Saison 3 mais aussi peut-être The OA en présentent les prémisses.

Quelle est l’originalité de la série dans le paysage des séries ? 

SH : Je vois deux spécificités. L’une au niveau thématique : il s’agit certainement de la première série qui traite du déni de l’anthropocène chez les êtres humains, le déni d’une fin annoncée, dont nous sommes nous-mêmes responsables. La seconde au niveau structurel — l’attention remarquable donnée aux trois échelles narratives offerte par une série. L’écriture est, en effet, travaillée, ciselée, à la fois au niveau de l’épisode, de la saison et de la série dans son ensemble.

PT : Cette série est originale parce qu’elle met en scène le doute sur la possibilité de trouver un salut par les séries. Mais elle ne met pas en doute sa nécessité. Toutes les grandes séries sont les textes sacrés de notre temps, mais The Leftovers est un texte sacré qui contient une faille dangereuse volontairement inscrite dans l’articulation entre l’écoute de la fiction et l’orientation dans la réalité. Parce qu’elle traite avant tout du déni, comme dit Sarah. En ce sens, elle est une série absolument capitale, car nous sommes dans une période d’immense déni, à la fois politique et métaphysique, mais ce déni, nous le paierons très cher. Nous commençons déjà à le payer. Il ne reste plus beaucoup de temps.

Personnellement, quel moment vous a le plus touché dans The Leftovers?

SH : Tant de moments incroyables… Mais celui qui m’a marqué le plus est sans doute celui-ci : les larmes de Nora à la fin de « G’Day, Melbourne », accompagnées par le filet d’eau qui ne s’arrête plus et la musique de A-ha.

PT : J’aurais répondu comme Sarah : les larmes de Nora… Sinon évidemment à la fin de la Saison 2 Evangeline montrant à sa mère Erika un panneau avec les mots « You Understand ». Ou encore, après la mort de Evangeline, en début de Saison 3, le moment où on se rend compte que John, son père, pour survivre, continue à croire qu’elle est vivante quelque part… Moment d’expression du déni d’autant plus bouleversant qu’il provient d’un personnage qui a pu se montrer impitoyable quant à ses propres croyances ou illusions. Tout est si beau dans The Leftovers !

 

[1] Professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 ; elle est l’autrice d’ouvrages sur Shakespeare à l’écran et sur les séries télévisées américaines.

[2] Ecrivain et vidéaste. Il travaille sur la pop et la gnose. Il est notamment l’auteur de : Les Mêmes Yeux que Lost (Éditions Léo Scheer, 2011), Pop Yoga (Sonatine, 2013), La Victoire des sans roi (PUF, 2017), Trois essais sur Twin Peaks (PUF, 2018).

[3] Thiellement, Pacôme. Les mêmes yeux que Lost. Paris : L. Scheer, 2011 et Hatchuel, Sarah. Lost : fiction vitale. Paris : Presses Universitaires de France, 2013

[4] Interprétation philologique, historique ou doctrinale d’un texte dont le sens, la portée sont obscurs ou sujets à discussion, d’après le Robert.

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