[Compte-rendu] CitéCiné 2024 : le Festival international du film politique de Carcassonne entame sa mue. Des femmes et des révolutions (jour 1)

Carcassonne, 6e. Age de la maturité, âge de mue : le festival international du film politique de Carcassonne (pfiou) devient le plus direct Cité Ciné.

C’est devenu un rendez-vous régulier pour culturopoing que ce beau festival, créé par une jeune équipe aux ambitions au moins égales à leur sympathie : celle d’un festival pour parler du politique dans le sens le plus noble du terme. Celui de la vie de la cité.

Une manifestation nécessaire, il faut le rappeler, dans un département et une région où s’égayent et s’installent les idées frontistes, qui surfent sur l’idée d’être le dernier rempart (illusoire et xénophobe) au sentiment d’abandon des habitants.

Un festival si nécessaire qu’il ne cesse de grandir, que cela soit en termes de séances, de salles (l’Odéum s’installe de plus en plus dans le paysage, le colisée est mobilisé quasiment à 100%), comme de fréquentation.

Après une progression de +43 % l’an passé, l’édition 2024 se paye le luxe d’ouvrir à guichets fermés. L’ensemble des passes du festival ont été vendus, et accéder aux séances demande une gymnastique de réservation qu’on avait peu connue et que l’on ne peut qu’applaudir.

Un festival fragile et en lutte, toutefois, tant les bons chiffres de la fréquentation ne doivent pas faire oublier comme, d’année en année, il devient de plus en plus compliqué de réunir financement, partenaires et soutiens. Il faut saluer en cela le travail des équipes et bénévoles, toujours au rendez-vous et dont l’homogénéité d’édition en édition, signe d’une jolie fidélité, crée un véritable sentiment d’intimité et le plaisir de les retrouver, aux séances, au café du festival (qui lui aussi prend une ampleur nouvelle) comme à l’hôtel.

C’est peut-être cela, au fond, le révélateur le plus évident d’un succès et d’une histoire qui s’écrit. Non sur la preuve par la durée, mais sur le sentiment d’immédiatement revenir en cadre connu pour y retrouver ses marqueurs, ses lieux, ses équipes, ses amitiés. Qu’il est bon d’être retour.

  • « Under the sky of Damascus », de Heba Khaled, Talal Derki et Ali Wajeeh

Plongée immédiate en eaux profondes de l’humanité et des hommes avec l’impressionnant « Under the sky of Damascus » de Heba Khaled, Talal Derki et Ali Wajeeh. Trois noms pour un seul film documentaire, au dispositif particulier : Heba Khaled et Talal Derki ayant tous deux réalisé le film à distance, depuis leur exil berlinois où ils aboutirent après leur bannissement de Syrie.

Documentaire au beau principe, « Under the sky of Damascus » démarre avec la tentative de création, par cinq femmes de la classe moyenne syrienne, d’une pièce de théâtre témoignant des violences faites aux femmes au Moyen-Orient, qu’elles soient sociétales ou plus directement sexuelles. Elles se réunissent dans la maison plus ou moins abandonnée de l’une d’elles.

De cet îlot hors du temps, on ne peut plus cinématographique (petite cour intérieure où se meurt une magnifique fontaine, salle de répétitions dont le toit est endommagé par un obus) naitra, malgré certaines divergences, une sorte d’utopie minuscule. Naviguant depuis cette safe place, chacune d’elle trouvera grâce à l’idée de la pièce la force d’aller recueillir autant de témoignages de femmes, que ce soit dans les usines, en famille, dans la rue, les déchetteries ou les hôpitaux psychiatriques où les femmes aboutissent sur des raisons plus ou moins frauduleuses.

Et dans un premier acte, le documentaire suit cette implacable démonstration : toutes, qu’importe le milieu, évoquent la même mécanique d’emprise et de destruction à l’œuvre par un père, un frère, un mari. Des visages que l’on explose contre un mur, des enfants filles à qui l’on donne des coups de pied, des épouses que l’on agresse dans les bus, que l’on viole. Des garçons qui interdisent de travailler ou de sortir. Et quand elles deviennent trop encombrantes, on pourra toujours les accuser de maladies mentales.

Glacante horreur, redoublée par ce sentiment qu’elle infuse tant la société qu’elle en sera infinie. Mais en refusant la présence des hommes, toujours relégués en fond de cadre ou hors champ, le documentaire montre à quel point les cinq femmes, superbes et fortes, sont la marque d’un combat. D’une génération qui ose refuser. Des étoiles faibles, mais qui luttent, dans une Syrie en ruines que la chef opératrice enregistre comme un univers étonnant de Beauté discrète autant que métaphore des tensions à l’oeuvre.

Sauf que.

Sauf que : le film, brillant, mais qu’on craint à un moment de s’écraser dans l’accumulation n’est en fait que le premier film. À son mitan, Eliana, l’une des membres, disparait. Elle laisse un vague message expliquant que son petit ami interdit qu’elle continue. Elle refuse de voir les intervenantes de la pièce, d’en dire plus, par sécurité. Il ne s’agit plus dès lors d’accueillir le réel, mais de porter son poids. Le tournage s’arrête, et les deux équipes et les participantes se retrouvent à Beyrouth, pour en discuter.

Et l’on découvre alors que l’homme de confiance, producteur délégué sur place pour faire le relais des documentaristes, a en fait manipulé tout le monde et attaqué sexuellement deux des femmes membres de la troupe. Avec ces mots, lourds de sens : « Retiens bien. Je ne perds jamais. »

L’extérieur contamine soudain dans un même geste la compagnie théâtrale et le film en train de se faire, et ce qui était l’histoire d’un rêve bascule dans l’analyse entomologiste des conséquences de la violence. Certaines des femmes disparaissent, l’une de celles du groupe trahit et réussit à manigancer pour récupérer le brouillon du texte et l’écrire avec… un homme, les deux victimes subissent les pressions de l’agresseur, etc.

Le projet, en dérapant, finit par démontrer par l’exemple ce qu’il dénonce : que la brutalité des hommes et du système broie non seulement les êtres, mais la possibilité du lien social et de la relation à l’autre (l’une des jeunes femmes, la plus en colère, ne cesse de dire à quel point ce qui succombe c’est la confiance). Elle isole et fige.

Et quand bien même si le film s’éteint sur un sentiment d’amertume et de ruines, il subsiste une minuscule flamme : les deux victimes portent plainte. Elles se tiennent, droites. Rien ne dit qu’elles seront entendues. Mais même dans le noir et le déraillement, ce très beau film qui n’est pas, porte dans son échec quelque chose d’inextinguible : l’espoir.

  • « Between revolutions », de Vlad Petri

Belle idée que celle de ce « Between Revolutions », basé sur un fait historique assez peu connu (et assez mal expliqué dans le film, il faut avouer). Durant les premières années du communisme et jusque dans les années 70, de nombreux étudiants iraniens sont venus faire leurs scolarités à Bucarest, notamment en médecine.
C’est là que se rencontrent Maria, la Roumaine, et Zahra, l’Iranienne. Cette dernière, entendant les tumultes de son pays, décide d’y retourner, non sans continuer à envoyer des lettres à Maria. L’occasion de lui dire ses espoirs, ses désillusions, ses douleurs. Ainsi va le temps dans un soulèvement qui bascule dans l’islamisme, tandis qu’au fil des ans, comme un écho, se prépare celle de Bucarest…

Beau concept, donc, que de travailler la matière de l’image d’archives en regard de ces échanges, que l’on découvrira avec regret fictionnel dans le générique de fin.

Dans son meilleur, le film de Petri, sorte de « Sans soleil » de la révolution roumaine et iranienne, parvient à articuler deux lignes souvent imperméables : celles du monde comme il va et celles de l’intime. Avec pour toile de fond l’idée que toute révolution vient des hommes et finit par se faire confisquer, qu’importe le désir d’unir les peuples et l’amitié qui oublie les frontières.

Porté par la voix de Maria et de Zahra, on suit alors la montée d’un espoir anti-impérialiste puis la désillusion des peuples, la liberté qu’on croyait retrouvée, mais qu’on finit par voir mourir pour de bons. Certaines archives, toutes admirablement restaurées, sont hallucinantes, tel ce plan où des femmes non voilées crient leur indépendance à l’université de Téhéran, auquel répond un chœur de garçons qui entame une chorégraphie de gestes pour prôner le hijab, ou plus loin, ce facile, mais impressionnant moment où Pepsico lance des camions à l’assaut de Bucarest pour distribuer du soda à tout va.

L’effet est saisissant. Mais on peine à comprendre véritablement avec profondeur l’articulation qui se met en place, autre que celle du « truc » entre deux révolutions aussi déconnectées qu’une révolte anti-impérialiste contre le Shah et la chute de Ceausescu, tyran communiste. Certes, dans les deux cas, c’est la gueule de bois, mais on peut dire sans trop s’avancer que l’une des deux chutes a eu de meilleures (ou moins pires) conséquences, et qu’il vaut mieux tout de même sans doute grandir à Bucarest qu’à Ispahan.

Pire, si on évacue les questions politiques ou l’exercice d’écriture des lettres, plutôt charmant, mais assez convenu, dans un travail purement cinématographique, le réalisateur ne parvient jamais concrètement à métamorphoser les archives autrement que par un jeu illustratif ou de contrepoint : « des hommes me suivent »/plans sur des hommes qui regardent la caméra, « les révolutions sont parfois confisquées »/plans sur coca cola et pepsi, un drapeau américain brûlé à Téhéran/un drapeau de Ceausescu en Roumanie, etc.

Cette utilisation bornée limite toute possibilité pour les images d’exister et de résonner. Elles ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont, et le film, malgré son clinquant, rien d’autre que ce qu’en dit sa surface.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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