Trois hommes inspectent une salle de cinéma. L’un d’entre eux mesure l’espace qui sépare les rangées et affirme qu’il est possible de le réduire afin d’augmenter le nombre de places assises ; et que cette nouvelle disposition pourrait être mise en place pour la première de Careless Crime. La caméra zoome alors vers le grand écran situé derrière les trois individus où apparaît un nouveau film que nous découvrons quelques instants avant d’en revenir au cadre initial, amorçant ainsi un système d’aller-retour entre plusieurs dimensions que le long-métrage auquel nous assistons va ensuite systématiser. Cette scène pré-générique dévoile donc un programme ambitieux, réflexif et follement vertigineux qui donne toute sa force à cette nouvelle réalisation de Shahram Mokri, présentée à la Mostra de Venise 2020 dans la section Orizzonti. Après Fish and Cat (2013) et Invasion (2018), le cinéaste iranien nous entraîne cette fois-ci dans une réflexion fascinante sur le rôle du septième art et sur l’histoire de son pays.

En 1978, un incendie criminel dans une salle de cinéma, le Rex, provoque la mort de 478 personnes. Cet événement, célèbre en Iran et faisant l’objet de diverses interprétations, est considéré par certains comme l’élément déclencheur de la Révolution Islamique. Le scénario s’inspire de cet événement judiciaire réel et se concentre sur ses préparatifs en suivant les quatre personnes responsables de l’attentat tout au long de cette journée funeste. Mais le récit ne s’arrête pas et accorde une importance égale à deux autres couches narratives : le quotidien d’un établissement cinématographique de Téhéran en 2020 et la fiction projetée entre ses murs ce soir-là, intitulée Careless Crime, qui raconte l’histoire de jeunes filles installant un vidéo-projecteur dans un camping pour y montrer The Deer, qui n’est autre que le long-métrage projeté lors du véritable crime de 1978.

©Damned Films

Aussi difficile à résumer qu’à caractériser tant il échappe à toutes les catégorisations, Careless Crime se définit avant tout par sa singularité. Empruntant d’abord la voie du thriller lorsqu’il suit les pyromanes dans leur opération macabre Shahram Mokri flirte avec le fantastique tout en se tournant vers un rythme plus contemplatif à certains moments, notamment lors des séquences à la campagne. La mise en scène injecte un équilibre et une cohérence à son ensemble grâce à sa composition en plan-séquences qui s’accorde parfaitement à l’écriture tout en reprises et en réitérations. À l’instar de la scénographie, la structure se révèle extrêmement déstabilisante tant elle met en place un réseau de références et d’échos entre ses différentes strates temporelles qui demandent au spectateur une attention constante. Mais il ne s’agit pas tant de trouver la clef d’un nœud narratif que de se laisser embarquer dans une rêverie hypnotique sur les possibilités du septième art et notamment sur sa capacité à créer de nouvelles expériences temporelles, en superposant différentes époques pour mieux les comparer. En d’autres termes, le geste de Shahram Mokri n’est pas celui d’un Christopher Nolan mais rappelle bien davantage les projets de Todd Haynes, partageant ainsi avec son confrère américain un goût pour les uchronies et l’entremêlement des temporalités – on pense, toutes proportions gardées, à la forme éclatée et déconcertante de Velvet Godmine, d’I’m Not There et du Musée des merveilles.

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Une entreprise aussi audacieuse contient aussi ses limites : à trop vouloir se concentrer sur sa mise en abyme, l’auteur court le risque d’atténuer la portée de son discours politique ou de le rendre partiellement confus. Mais, qu’importe, Careless Crime est en premier lieu une expérience captivante et stimulante, qui fait naître de nombreux questionnements qui restent dans la mémoire du spectateur. Loin de n’être qu’un simple gadget visant à éblouir, l’architecture cyclique et entrelacée fait se rejoindre et se confondre l’Iran de 1978 et celle d’aujourd’hui, soulignant ainsi la ressemblance entre les deux époques. La dernière partie du récit, qui dénoue certains nœuds narratifs et lui fait gagner en clarté, nous rappelle que l’Histoire risque à chaque instant de trébucher et de répéter ses plus sombres épisodes. Les ultimes soubresauts de l’intrigue, durant lesquels on entrevoit la possibilité d’une modification de l’Histoire, démontrent également la nécessité de rendre au septième art toute l’importance qui est la sienne pour la cohésion et le bien-être d’une société. La fiction programmée ce soir-là brille par sa lumière qui s’oppose aux teintes grisonnantes du cadre supposément « réel » du film. Elle est cet espace de liberté où les hommes dévoilent leur besoin de croyance et semblent déçus lorsqu’ils comprennent que tout cela n’était qu’un leurre. Le plaisir qu’ils prennent devant les tours de magie proposés par les jeunes femmes est aussi le nôtre devant ce long-métrage stupéfiant qui explore toute la richesse de son art pour mieux révéler sa capacité à réinvestir l’Histoire et à en proposer un autre devenir.

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Après La loi de Téhéran, et en attendant Le Héros du maître Asghar Fahradi, le cinéma iranien témoigne à nouveau de sa vitalité et son ambition. Shahram Mokri s’impose quant à lui comme l’un de ses plus illustres représentants.

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