Qu’est-ce que l’origine du mal qui donne son titre au brillant troisième long métrage de fiction de Sébastien Marnier ? La réponse s’avère quelque peu nihiliste mais fonde pourtant l’ensemble du film : la naissance elle-même, celle qui permet de s’inscrire, automatiquement ou à rebours d’un temps perdu durant lequel on vous a mis de côté avant que l’instinct filial ne vous rattrape, dans la famille qui a vous a fait éclore. Cette infiltration d’un passé jusqu’alors inexistant, inconnu de tous et devant être mis au ban du fait de sa part d’infamie au sein d’un corps familial certes en méforme mais cependant campé dans ses certitudes bourgeoises sert de point de départ d’un récit beaucoup plus inattendu que sa petite musique chabrolienne, au demeurant agréable, voudrait le laisser croire.

Un père retrouvé (L. Calamy ; J. Weber) (©The Jokers / Les Bookmakers)

Stéphane (Laure Calamy, l’une des plus grandes actrices françaises contemporaines, impeccable comme à chaque fois) est ouvrière ; elle travaille à la chaîne dans une conserverie de poissons. Elle ne parvient pas à joindre les deux bouts, esseulée et presque à la rue. Elle profite alors de ce moment de disette pour tenter de renouer avec ce père qui l’a autrefois abandonnée avec sa mère ; Serge (Jacques Weber), homme d’affaires richissime, invite cette fille inconnue dans sa grande maison située sur l’île de Porquerolles, dans laquelle vivent sa femme Louise (Dominique Blanc, actrice-oxymore, à la fois carnavalesque et très fine), sa fille Claude (Doria Tillier) et la fille de celle-ci, Jeanne (Céleste Brunnquell). Et l’enfant prodigue de naviguer dans la toxicité des relations haineuses tissées entre l’homme, récemment diminué par un AVC, et l’ensemble de ces femmes ayant pour ambition de le mettre sous leur tutelle…

Impossible, donc, de ne pas penser dans un premier temps au cinéma de Claude Chabrol devant cette plongée dans le marasme mesquin d’une bourgeoisie ne fonctionnant qu’à la pique acide et à la cruauté de classes. L’Origine du mal appuie même insistamment dans son premier tiers sur l’hommage sous forme de pastiche complètement assumé, aussi vain qu’amusant, rendu à ce chabrolisme devenu une sorte de tarte à la crème d’un certain cinéma français, allant jusqu’à user d’une onomastique très évocatrice (Stéphane comme Audran ; Claude comme Chabrol ; Serge évoquant le premier film du cinéaste de la Nouvelle Vague ; Jeanne comme l’un des personnages de tueuses de La Cérémonie [1995], considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur, dont la fin noire et absurde est presque entièrement reprise dans celle du film de Marnier…). Nous craignons un moment le simple exercice de style, certes pas désagréable mais attendu, tombant dans la caricature, se permettant même de filmer une plante carnivore dévorant une mouche au moment où Stéphane pénètre pour la première fois dans la maison cossue de son père.

Femmes de pouvoir (C. Brunnquell ; D. Blanc ; D. Tillier) (©The Jokers / Les Bookmakers)

Attention aux chausse-trappes, cependant ! L’Origine du mal en est truffé, œuvre gouvernée par le leurre, ce qui lui permet de dépasser peu à peu son petit programme apparemment téléguidé pour apparaître dans toute sa complexité manipulatrice. Le chabrolisme, avec toutes les marques d’affection dont Sébastien Marnier semble faire preuve (des décors à l’intrigue en passant par les noms de personnages), est lui-même un subterfuge, le film ne semblant rien faire d’autre que de piéger ce spectateur qui se sera fait berner tout au long du long métrage, évoluant de twist en twist sans ne jamais s’affaiblir ou perdre en intérêt et cohérence, ce qui est en soi un tour de force. Une séquence située au quart d’heure du film nous invitait pourtant à nous méfier, sans que nous ne prêtions vraiment garde à ce qui s’y déroulait malgré son étrangeté frappante : alors que le début du film semble s’accorder à une esthétique réaliste (Stéphane / Calamy filmée au plus près de sa chaîne de travail et de son vestiaire plein de collègues ouvrières), l’entrée dans la maison de Serge ressemble à un choc esthétique. A la grisaille pluvieuse succède une mise en scène outrée digne d’Au théâtre ce soir, avec personnages excessifs et très typés (exemplairement le personnage de Louise, appuyant toutes ses répliques et ses articulations de mimiques extravagantes, jusqu’à en devenir inquiétante : ou quand Barillet et Grédy rencontre Beckett !), décors chargés et animaux empaillés aux allures de spectateurs faisant penser aux statues et bibelots du Limier de Joseph Mankiewicz (Sleuth, 1972). Cette séquence, qui sidère sans que l’on ne saisisse tout de suite pourquoi, a quelque chose d’un programme de ce que sera l’ensemble du film : une grande foire à l’artifice, où rien ne sera ce qu’il est vraiment, où tout se changera en piège trompeur, insoluble, mortifère.

Monde d’artifices (L. Calamy) (©The Jokers / Les Bookmakers)

De ce point de vue, la plante carnivore, image ô combien stéréotypée, ne représente-t-elle pas nécessairement ce qu’elle semble symboliser. Est-elle la famille cherchant à avaler Stéphane ? La mouche emprisonnée est-elle la famille elle-même ? ou le spectateur piégé par le film ? L’objectif de L’Origine du mal ne semble donc plus être le décryptage critique, acide, presque marxiste du microcosme bourgeois tel qu’on le croisait de manière parfois un peu mécanique dans le cinéma de Chabrol ; Sébastien Marnier opte pour une approche plus théorique de l’image et de ses doubles fonds, dans une démarche finalement plus proche de celle de De Palma (donc, fondamentalement, d’Hitchcock). Le plus fort du film, décidément très riche, réside dans la façon qu’il peut avoir de se servir de sa puissance purement théorique pour dynamiter non pas la classe sociale qu’il dépeint mais la notion même de famille, monstre sans queue ni tête, hétéroclite, artificiel, littéralement grotesque qui, comme l’image, comme le décor de la maison, comme cette plante carnivore dévorante, n’est rien d’autre qu’un piège dont on ne peut véritablement s’évader et qui nous digère lentement jusqu’à la mort. Si la naissance est l’origine du mal, la famille en est son aboutissement. Le discours n’est pas sans cynisme mais le trajet accidenté pour parvenir à ce constat, écrit et filmé de façon virtuose, est l’un des moments les plus délicieusement cruels que nous ayons vus depuis un moment sur un écran de cinéma, qui plus est en France. L’Origine du mal, réussite notable de cette dernière partie d’année 2022, impressionne durablement, sans pour autant en faire trop dans ses effets, faisant confiance à son impeccable récit et à ses actrices et son acteur au sommet. De la très belle ouvrage !

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A propos de Michaël Delavaud

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