Révélé sur la scène internationale avec Une Femme fantastique, son sixième long-métrage qui remporta l’Oscar du Meilleur Film en langue étrangère en 2017, le Chilien Sebastián Lelio poursuit depuis sa carrière aux États-Unis. Une évolution jusque-là en demi-teinte, entre un drame maîtrisé mais trop sage (Désobéissance) et un auto-remake dispensable (Gloria Bell, relecture américaine de Gloria, sorti en 2013), qui semble avoir refroidi l’engouement autour du cinéaste. Comme beaucoup de réalisateurs attirés par les sirènes hollywoodiennes, il paraît trop étriqué dans des conventions de studios qui ne lui permettent pas de s’épanouir pleinement et ses nouveaux projets ne génèrent qu’une excitation relative. C’est sur Netflix qu’il trouve asile en signant l’adaptation d’un roman d’Emma Donoghue (autrice de Room, transposé au cinéma en 2015) qu’il mène aux côtés d’Alice Birch, à la plume sur la série Succession ainsi que sur l’excellent et méconnu The Young Lady, déjà avec Florence Pugh. L’actrice britannique incarne ici Lib Wright, une infirmière anglaise appelée dans la campagne irlandaise par une communauté dévote pour passer quinze jours au chevet de l’une des leurs, Anna O’Donnell (Kíla Lord Cassidy). La jeune fille de onze ans prétend ne rien avoir mangé pendant quatre mois et avoir survécu par miracle à force de prières. Dans cette société croyante de la fin du XIXème siècle, la recherche de vérité de la jeune femme terre-à-terre ne peut que bousculer les mœurs.

Copyright Christopher Barr/Netflix

The Wonder s’articule entièrement autour de la question de la croyance. Religieuse tout d’abord, à travers la peinture de cette région d’Irlande engluée dans un obscurantisme mortifère alors qu’elle vient de connaître la tragédie de la Grande Famine. Le poids de l’Église, écho, du propre aveu du réalisateur, à son très pieux Chili natal, qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de cette femme qui n’aborde la mort que par son versant le plus cartésien. Infirmière de retour du front de Crimée, Lib, incarnée par la toujours excellente Florence Pugh, va se heurter aux institutions dogmatiques dirigées par des hommes. Une figure féminine forte qui s’oppose aux carcans sociétaux et rappelle au bon souvenir des films antérieurs de Lelio, de l’héroïne trans d’Une Femme fantastique, à la quinquagénaire libre de Gloria, en passant par les deux amantes luttant contre les pressions de leur milieu juif orthodoxe dans Désobéissance. Le film traite de la foi comme d’une pensée magique à même de redonner espoir (les États-Unis ou l’Australie, nations encore en construction perçues comme des eldorados utopiques) ou servant à cacher voire à exorciser une vérité abjecte sous un vernis de fiction. Car la révélation du récit ne viendra pas de la supercherie qui sous-tend, ou pas, le miracle de la survie d’Anna (Kíla Lord Cassidy, révélation à suivre) mais du terrible secret que cette affaire sert à dissimuler. Tout le monde a besoin de croire, qu’il le veuille ou non. Chacun des personnages possède ses propres superstitions, ses histoires enfantines, ses incantations, voire ses rituels (les scènes de prise de laudanum ravivant les blessures du passé de la protagoniste) qui leur permettent de supporter la réalité. Cette croyance, c’est également celle que l’on place dans le pouvoir de la fiction, et a fortiori, du cinéma, que le réalisateur illustre d’une très belle manière à travers l’image du thaumatrope. Dans ces conditions, pourquoi Lelio choisit-il de ne pas faire confiance à sa mise en scène pour plonger le spectateur dans son récit, et opte pour une introduction et une conclusion en forme de mise en abyme ? Certes, montrer à quel point cette intrigue est intemporelle et pourrait tout aussi bien se passer de nos jours est louable, mais le recours à une narratrice omnisciente (Niamh Algar, aperçue dans la série Raised by Wolves) relève plus du gimmick artificiel et hésitant, que de la véritable réflexion méta.

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Ce bémol mis à part, The Wonder frappe par la puissance évocatrice de ses images. Constamment à la frontière du surnaturel, sentiment renforcé par l’anxiogène bande-originale de Matthew Herbert (compositeur attitré de Lelio depuis Une Femme fantastique), le film se mue en une histoire de fantômes allégoriques, sous forte inspiration de la littérature gothique. Oscillant entre intérieurs en clair-obscur et paysages brumeux évoquant un no man’s land spectral, la photo d’Ari Wegner multiplie les partis pris discrets mais audacieux. La talentueuse chef opératrice de The Power of the Dog, The Young Lady ou In Fabric, parvient à matérialiser le trouble, en fondant par exemple la silhouette d’Anna allongée, dans une chaîne de montagnes qui domine le panorama traversé par Lib. Une image fugace, presque imperceptible, qui accentue davantage la sensation d’un long-métrage hanté, fantastique. Dès lors, comment savoir où commence le rêve et où s’arrête la réalité ? Les deux se mêlent, se contaminent, bouleversent les croyances et les certitudes des uns et des autres. De discrets travellings avant isolent les personnages, renforçant ainsi la claustrophobie dans cette maison perdue au milieu de nulle part. Enfin, les nombreuses scènes de repas solitaires finissent de lier l’héroïne à sa jeune patiente dans un effet de miroir. Une dualité qui fascine le cinéaste et qui trouve ici, une superbe illustration. La science et la foi, le cartésianisme et l’imaginaire, finissent par se confronter jusqu’à une ultime séquence où les frontières sont définitivement brouillées, laissant le spectateur choisir ce qu’il préfère y voir, comme le sous-entend le superflu dernier monologue de la narratrice. S’il n’est pas exempt de défauts, et qu’il gagnerait à appliquer sa profession de foi dans la force du mythe, à sa seule mise en scène, formellement superbe et hypnotique, The Wonder marque le retour en grâce de son auteur.

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Disponible sur Netflix depuis le 16 novembre. 

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A propos de Jean-François DICKELI

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