Yasuzo Masumura – « L’Ange rouge » (1966)

Ce texte contient des spoilers.

L’Ange rouge, film qui est actuellement projeté en salles dans une version restaurée en 4K, comme l’est Tatouage – dont nous avons parlé ici -, représente de façon terriblement impressionnante pour le spectateur, voire douloureuse, les horreurs de la guerre.

L’action se déroule à partir de mai 1939 à Tianjin – Tiensin en français – et dans ses alentours. Tiensin se situe au nord-est de la Chine, au bord de la Mer Jaune, non loin de Pékin. En août 1937, lors du déclenchement de la guerre sino-japonaise, les forces impériales nippones occupent la ville qui était une concession britannique depuis le début du 20e siècle.
L’armée japonaise prend l’ascendant au début du conflit, avant de commencer à s’enliser face à la résistance opposée par les Chinois – nationalistes et communistes unis -, aidés par l’Allemagne nazie jusqu’en 1938 et par l’Union soviétique jusqu’en 1941. À partir de 1941, la République de Chine s’engageant aux côtés des Alliés, le conflit sino-japonais s’intègre à la Seconde Guerre mondiale.

Les soldats japonais furent extrêmement brutaux. Le point culminant de la barbarie a été atteint dans la ville de Nankin, en décembre 1937, avec le massacre massif de civils et de soldats désarmés. Le bilan du nombre de victimes chinoises est difficile à établir, mais il pourrait s’élever à 200.000. Sans compter les milliers de femmes et d’enfants violés.

La protagoniste du film est une infirmière de 24 ans, prénommée Sakura – ce qui signifie en japonais « fleur de cerisier ». Elle raconte son histoire. On entend sa voix, en off, de temps à autre. C’est l’occasion de rappeler que L’Ange rouge est l’adaptation du roman homonyme d’Arima Yorichika publié en 1966.
Sakura est interprétée par la célèbre actrice Wakao Ayako qui a alors déjà tourné 14 films avec Masumura – au total, le cinéaste et Ayako en tourneront ensemble 20 au sein de la maison de production Daiei.

Après avoir été formée dans un hôpital militaire à Tokyo, Sakura se déplace dans plusieurs hôpitaux de campagne. Dans certains d’entre eux, les blessés sont amenés à un rythme effréné. Le travail est éreintant physiquement et psychologiquement très éprouvant pour le personnel soignant. Il faut constater qui est mort, qui va mourir sans pouvoir être soigné, qui va être opéré, qui va être amputé. Le sentiment est parfois que, en cet enfer terrestre, tout le monde est condamné. Des cadavres sont brûlés ou enterrés en masse.
Certains soldats souffrent tant qu’ils demandent qu’on les achève, d’autres font en sorte d’aggraver leurs blessures pour ne pas retourner au front.
Les autorités, impitoyables, traquent les soldats récalcitrants, considérés comme des traitres. Les combattants amputés ne sont pas renvoyés chez eux, mais gardés dans les hôpitaux, puis internés. Il s’agit de ne pas démoraliser les familles, la population.

Dans un hôpital, Sakura fait la connaissance du Docteur Okabe. Un chirurgien qui sectionne des membres à longueur de journée, parfois sans que le blessé soit complètement ou correctement anesthésié.
Les scènes réalisées par Masumura sont impressionnantes. Non parce que les opérations sont montrées explicitement au spectateur, mais parce que celui-ci les devine en voyant les expressions de douleur sur les visages, les corps qui s’agitent et se tordent, et en entendant les cris déchirants. En entendant, aussi et surtout, le bruit strident de l’outil qui scie les os.
Des poubelles sont remplies de mains et de pieds. Le sol est régulièrement nettoyé pour évacuer, entre autres, le sang – un sang noir, car le film est, par choix esthétique et par nécessité, en noir et blanc.

Le Docteur Okabe juge stupide, vaine, la guerre menée par l’Empire du Soleil levant, notamment parce que les Japonais ne sont pas assez nombreux face à l’immense force chinoise. Il considère que son travail est dévalorisant, inutile, criminel. Les pansements, les médicaments manquent cruellement. Il faut donc amputer, mutiler pour empêcher les infections ou surinfections. En ce sens, et ici, nous pouvons dire que L’Ange rouge critique le patriotisme et l’héroïsme guerriers, le militarisme, la politique expansionniste du Japon.

L’infirmière Sakura ne se comporte pas comme le font ses concitoyens qui sont dans les zones de combat : de manière totalement égoïste, détachée et froide. Elle vient au secours d’autrui, y compris de ceux qui lui nuisent. Elle éprouve de la compassion, du remords. En ce sens, elle a quelque chose d’angélique, de pur, de saint.

Violée une nuit par des soldats dans l’un des hôpitaux où elle exerce, principalement par l’un d’entre eux qui se nomme Sakamoto, elle ne cherchera pas à se venger de lui lorsqu’elle le retrouvera plus tard, blessé, dans un autre hôpital. Elle veillera au contraire à ce qu’il soit transfusé malgré le peu de chance de survie.
Par ailleurs, Sakura accèdera avec dévouement et générosité aux demandes, aux supplications d’un autre soldat, Orihara, qui a été amputé des deux bras, et qui a besoin d’être sexuellement soulagé. Dans une scène étonnante, Orihara demande à Sakura de pouvoir la toucher entre les jambes avec son pied qui a acquis la sensibilité d’une main. Sakura accepte. Nous obeservons ici – comme pour les plans de membres amputés dont nous avons parlé un peu plus haut -, nous qui connaissons quelques autres films de Masumura, dont La Bête aveugle (1969) dans lequel des amants s’aiment jusqu’à se frapper, se blesser, se couper en morceaux, se suicider, les penchants fétichistes du cinéaste ou, au minimum, l’intérêt qu’il porte au phénomène du fétichisme.

Sakura accomplira une autre bonne action en réussissant, au moins le temps d’une nuit, à faire décrocher le Docteur Okabe de la morphine, cette drogue qui lui permet d’oublier sa sale besogne et de dormir le minimum vital, mais qui le rend sexuellement impuissant. C’est une longue scène, très belle, de communion érotique entre deux êtres qui se déclarent leur amour total, filmée entre autres à travers les voiles entourant le lit du chirurgien, et qui évoque une atmosphère von sternberghienne. Masumura, certains de ses films, ont parfois été rapprochés du cinéma de l’auteur de L’Ange bleu (1930) et de Shanghaï Express (1931) ; certaines des héroïnes mises en scène par le réalisateur japonais ont été comparées à la fatale Marlene Dietrich.

Cette nuit-là, comme Okabe refuse dans un premier temps de se passer de son opioïde, Sakura entre dans la peau d’un officier qui commande le docteur – avec l’accord de celui-ci. Elle l’attache – le terme de « shibari » est utilisé – pour l’empêcher de céder à la tentation et pour qu’il supporte le manque. Les deux personnages vont plus loin dans ce qui est aussi un jeu. Sakura endosse l’uniforme de son supérieur et lui donne quelques ordres, comme celui de lui enfiler les bottes militaires. Il y a ici une situation où les prétentions masculines sont moquées, qui permet à Sakura de dire qu’elle préfère rester une femme – point très important, puisque c’est elle la protagoniste de L’Ange rouge ; la seule personne de l’hôpital où elle se trouve à ce moment-là qui survivra à l’assaut des forces chinoises. Est également conférée par Masumura une dimension sadomasochiste à la relation amoureuse et sexuelle entre Okabe et Sakura.

Après la mort des soldats Sakamoto et Orihara, celui-ci se suicidant par désespoir, mais aussi la mort d’une infirmière fragile, peu expérimentée, qu’elle voulait prendre sous son aile, Sakura, se culpabilise, pense être à l’origine des drames.
On peut considérer que le cinéaste Masumura décrit un altruisme féminin ne pouvant qu’échouer en temps de guerre.

Le rôle de Sakura auprès du Docteur Okabe est plus étrange, et montre qu’il est globalement plus complexe qu’il n’en a l’air. L’infirmière redonne sa puissance et sa masculinité au chirurgien, mais en cela lui permet de faire ce qu’il fera : se joindre activement aux soldats qui se battent contre les Chinois et perdent tous la vie en cet affrontement sanglant.
Ici, nous ressentons une certaine ambiguïté du personnage. Nous entr’apercevons un ange de la mort – d’où peut-être le titre d’Ange rouge – derrière la créature qui soigne et essaye de redonner – la – vie.
Nous retrouvons cette impression dans les formulations interprétatives choisies par Sylvie Pierre pour rendre compte du film en 1970, dans les Cahiers du Cinéma (*). Sylvie Pierre évoque une situation nationale guerrière réduisant les hommes à l’impuissance. Et une héroïne qui « rachète et annule symboliquement les castrations du chirurgien ». Et elle écrit : « Dans L’A.R., tout homme que Wakao Ayako a fait jouir en meurt (…), comme si ses pouvoirs érotiques en faisaient la prêtresse des sacrifices humains demandés par le Japon, et en ce sens, la castratrice suprême. Ainsi n’a-t-elle donné le sabre de l’héroïsme au chirurgien en lui restituant sa vigueur sexuelle que pour le lui faire immédiatement briser au combat corps-à-corps ».

(*) Cf. « Japon / castration », Cahiers du cinéma, n°224, octobre 1970, pp. 20 à 22.

Yasuzo Masumura

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