Une femme dans un bus la nuit. On la croit d’abord seule mais quelques mouvements de caméras révèlent alors la présence des travailleurs qui l’entourent. Le véhicule arrive. La femme se lève et traduit, du canadien au guatémaltèque, les instructions données aux prolétaires qui viennent travailler dans une usine de maïs. Une fois son discours terminé, elle leur distribue les contrats. Filmée en longue focale, laissant ainsi l’arrière-plan dans le flou, elle semble encore davantage seule qu’au premier plan. Tel est le point de départ de Dissidente qui explore constamment la position d’entre-deux inconfortable d’Ariana, traductrice employée par l’usine, chargée de révéler aux employés leurs (déplorables) conditions de travail. Habileté scénaristique, ce personnage permet au film de résoudre le principal écueil qui se posait à lui ; celui du manichéisme. Entre deux feux, et deux positions, Ariana se heurte à la défiance des travailleurs qui voient elle le relais de la direction et aux soupçons de ses supérieurs qui lui reprochent sa trop grande « sensibilité », c’est-à-dire son empathie pour les ouvriers. Chacun de ces deux groupes apparaît alors sous un jour contrasté, leurs colères se disputant avec leurs franches aspirations, sans qu’il n’y ait aucune asymétrie dans le regard porté sur ces différents protagonistes.

La première partie du récit repose donc sur le portrait de cette femme emmurée dans sa solitude et dans son incapacité à faire primer ses valeurs sur sa position professionnelle – et finalement économique car si Ariana a accepté cet emploi, c’est pour tenter de survenir à un problème d’argent – avant d’évoluer, peu à peu, vers une dénonciation de la politique mise en place au Canada à l’égard des travailleurs étrangers. Cette mutation se fait à bas bruit, sans provoquer de grands changements, sans verser dans la tragédie, en suivant simplement les péripéties qui se présentent aux personnages. C’est là toute la réussite du film que de glisser d’un regard documentaire sur un milieu à une critique sociale, sans disjoindre ces deux composantes de son projet. L’origine de ce premier long-métrage, réalisé par un cinéaste canadien, Pier-Philippe Chevigny, y tient sans doute pour beaucoup. Après un court-métrage consacré aux conditions de travail des aides ménagères philippines, le réalisateur découvre l’importance de la communauté guatémaltèque et décide d’y réserver un film pour explorer un problème plus large, celui du « programme des travailleurs temporaires ». Mise en place par le gouvernement fédéral canadien, cette disposition, qui permet de faire venir de la main d’œuvre étrangère, a été pointée du doigt par un rapport spécial de l’ONU dénonçant un « terreau fertile pour l’esclavage moderne. » Souhaitant d’abord en faire un documentaire, Chevigny a finalement décidé de recourir à la fiction pour pallier à l’absence de témoins, mis sous pression par leurs employeurs.

Cette rencontre avec ces employés muselés, et dans l’incapacité de lutter pour la reconnaissance de leurs droits, explique peut-être l’un des partis pris les plus visibles de la mise en scène : le recours quasi systématique à la longue focale. En laissant la mise au point sur un seul visage au détriment des autres, le cinéaste rend sensible le processus d’individualisation des différents travailleurs, poussés à ne pas faire de vagues et à rester en dehors de toute revendication syndicale. Le résultat est implacable : loin de s’agréger pour une convergence des luttes, les ouvriers en viennent à s’opposer, cherchant avant tout à conserver leur place. Et, comme pour Ariana, la solitude, cette incapacité à se faire comprendre et reconnaître par les autres, apparaît alors comme la principale chape de plomb qui recouvre les protagonistes, ce que soulignent les différents plans rapprochés qui s’attardent sur ces visages tristes. Longue focale, absence de plan d’ensemble, éclairage sombre ; l’univers diégétique présenté ici est un univers où les aspirations collectives au changement s’effondrent face à la crainte de perdre son emploi, laissant, pour seul lien social, ces écrans de téléphones que les personnages consultent seuls à divers endroits du récit. Toute ressemblance avec notre monde réel n’est donc pas fortuite et si Dissidente n’offre pas la puissance des utopies, il nous présente un solide miroir réfléchissant.

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