Habituée à exhumer certaines pépites méconnues, rares ou introuvables, la collection Make My Day ! s’est enrichie de l’un des longs-métrages les plus célèbres (et célébrés) du cinéma italien des années 70 : Nous nous sommes tant aimés. Chef-d’œuvre d’Ettore Scola, au même titre qu’Affreux, sales et méchants ou Une journée particulière, récit à la fois générationnel et fédérateur comme le définit Jean-Baptiste Thoret dans sa préface, le film traverse les époques et continue de nourrir un culte certain. Scénarisé par Scola lui-même, accompagné des deux auteurs du Pigeon, Agenore « Age » Incrocci et Furio Scarpelli, il raconte près de trente ans d’histoire de l’Italie perçus au travers du destin de trois amis (Gianni, Antonio et Nicola), anciens partisans, qui suivent les évolutions sociales et politiques de leur pays tout en partageant une passion commune pour une jeune femme prénommée Luciana. Au-delà de son défilé de stars et du talent de son chef d’orchestre, comment C’eravamo tanto amati a-t-il résisté aux affres du temps, thématique en outre au cœur de son récit ? 

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L’une des forces du film est évidemment et sans surprise sa réunion de comédiens populaires en têtes d’affiche. La rencontre entre Nino Manfredi (à l’affiche la même année de Pain et chocolat), dans son emploi habituel de bougon sarcastique dépassé par les événements, et Vittorio Gassman, parfait en séducteur (Parfum de femme sort également en 1974), comble toutes les attentes. Stefano Satta Flores (Quatre mouches de velours gris), pourtant le visage le moins connu du casting, est parfait dans son rôle d’instituteur engagé qui devait initialement être le personnage central comme le précise Jean A. Gili dans son supplément. Finalement, ce pivot narratif n’est pas l’un des membres du trio mais bien Luciana, campée par la formidable Stefania Sandrelli. Actrice à la carrière aussi riche qu’éclectique qui la vit tourner sous la direction de Bertolucci (1900, Le Conformiste), Alain Corneau (Police Python 357) ou Tinto Brass (La Clef), elle incarne ici le cœur vibrant du récit. Difficile ainsi d’oublier sa première apparition quasi onirique au beau milieu d’un nuage de fumée. Bien plus que la guerre, qui donna naissance à leur amitié, c’est bien sa présence et la rivalité amoureuse qui en découle, qui soudent les trois hommes à travers les années. Évitant le piège de la camaraderie virile que l’on peut craindre de prime abord, Nous nous sommes tant aimés brosse le portrait émouvant de perdants magnifiques. Entre rancœurs, désespoir, bonheur et renoncement, il dépeint dans une logique de « délectation morose » comme la décrit Gili, une société italienne qui a trahi son utopie commune au profit d’intérêts personnels. Ponctué par des répliques bien senties (« Il est de gauche mais c’est un brave garçon »), le scénario multiplie les sauts dans le temps, les allers-retours chronologiques via un montage assuré par Raimondo Crociani (Mort suspecte d’une mineure) qui fait s’entrechoquer les époques tels des échos, révélant l’immuabilité des classes sociales. Derrière les chamailleries amicales se dessine une rancœur certaine, à l’image de ce reproche asséné par le prolo Antonio au bourgeois Gianni : « Tu es mieux que moi parce que vous nous exploitez depuis des siècles »

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Le passé de l’Italie définit ainsi les rapports entre les protagonistes. Bien que la Résistance ait réuni pour un temps les castes opposées, les dissensions sourdes demeurent et Luciana sera leur révélateur. Le Miracle économique de l’après-guerre n’est qu’une illusion, les inégalités demeurent et les escroqueries pullulent. Ainsi, un moine arnaque les clients d’un restaurant en jouant au bonneteau avec des cartes de saints (un anticléricalisme réjouissant imprègne d’ailleurs le film), et Gianni se retrouve même mêlé à des fraudes immobilières rappelant celles de Main basse sur la ville. Les hommes d’affaires sans scrupules se remplissent les poches tout en justifiant leur richesse par une interprétation très libre du message du Christ lors d’une scène hilarante. C’est le cas du richissime propriétaire incarné par Aldo Fabrizi, vraie gueule de l’industrie transalpine vue dans Rome, ville ouverte. Un choix qui n’est pas dû au hasard tant l’histoire du cinéma sert de canevas d’un long-métrage où Antonioni mais aussi Resnais, Renoir, Eisenstein sont invoqués. Dédié à Vittorio De Sica, décédé durant la postproduction, Nicola intronise Le Voleur de bicyclette comme la plus grande révolution du pays. Le cinéaste apparaît d’ailleurs au détour d’une séquence où celui-ci raconte ses méthodes de travail avec les comédiens. Tous se réunissent autour du septième art, du métier de scénariste que rêve d’exercer l’instituteur, à l’expérience d’actrice de Luciana, en passant par ce jeu télévisé uniquement basé sur la culture cinéphilique. Sorti alors que la comédie italienne connaissait son crépuscule, Nous nous sommes tant aimés résonne comme le chant du cygne précoce du genre. Il n’hésite pas à rejouer la scène culte de la fontaine de Trevi de La Dolce Vita, ou plutôt ses répétitions, apparitions de Mastroianni et Fellini comprises. Une fascination et un amour profond pour une ère alors déjà moribonde en même temps qu’un regard fixé sur l’avenir, qui rejouent en creux un double mouvement accompagnant l’ensemble. 

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Dès ses premières minutes, le long-métrage pose son dispositif en répétant trois fois de suite la même introduction, comme si le récit « bégayait » d’entrée de jeu. Une référence à la vision respective de chaque membre du trio certes, mais qui acte surtout le fait que chacun demeure bloqué dans le passé, dans une sorte de boucle temporelle mentale, entre souvenirs et remords. Les hommes sont prisonniers de leurs souvenirs, souvent sentimentaux. Dès lors, Nous nous sommes tant aimés va multiplier les arrêts sur images métaphoriques (permettant des soliloques face caméra inspirés du théâtre) où le temps se retrouve alors suspendu, à l’image de cette séquence de séduction face aux mannequins d’un magasin. Leurs joies ou leurs peines sont constamment pétrifiées dans des instantanés, que ce soit un chagrin d’amour saisi par un photomaton, figeant une seconde de chagrin pour l’éternité, ou une rupture enregistrée sur une bande magnétique. Une dichotomie émerge pourtant entre cette profonde mélancolie immobile et un caractère très vivant, constamment en mouvement, à l’instar de ces longs dialogues échangés alors que les personnages sont en train de marcher, obligeant la caméra à suivre leur avancée. Climax de cette opposition, la très belle scène dans une casse automobile où les fantômes (figure du souvenir s’il en est) et la vitesse se mêlent de la manière la plus tragique qui soit. A contrario, les personnages féminins sont quant à eux, irrémédiablement tournés vers l’avenir. Luciana avance sans se retourner ou prêter attention aux conséquences de ses choix, et Elide, l’épouse de Gianna campée par Giovanna Ralli (vue dans El Mercenario), elle se cultive, se construit, et s’émancipe, débarrassée de l’ombre de son mari et de son père. Loin de toute nostalgie, cet attachement à la mémoire est même combattu lors de l’un des ultimes dialogues où l’avocat interprété par Vittorio Gassman regrette de ne pas avoir profité du temps présent (« le futur est passé, on ne s’en est même pas aperçu »). Désabusé, le film l’est assurément, et sous son vernis de comédie populaire, il recèle une noirceur certaine quant au devenir des idéaux et à trois décennies d’histoire italienne (« notre génération a été dégueulasse »). Un immense chef-d’œuvre aussi lumineux qu’amer. 

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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