Voilà un film qui porte bien son titre ! Le milieu dans lequel le réalisateur nous entraîne, celui de l’élevage de bovins, est bien celui des hommes. Aucun doute, le cinéaste a pu le constater de ses propres yeux grâce à une immersion dans le quotidien des éleveurs bovins en Bourgogne, dans le cadre de différents projets artistiques et de son travail d’enquête pour ce deuxième long-métrage. Les exploitations familiales se transmettent de père en fils et les marchés à bestiaux où se vendent les bêtes sont des lieux très masculins, dans lesquels seuls le secrétariat et le service à la buvette sont assurés par des femmes. Pourtant, de même que dans son premier long-métrage, La Marcheuse, Naël Marandin choisit de mettre en avant une femme qui se bat dans un milieu d’hommes. La jeune et frêle Constance (Diane Rouxel), fille d’éleveur, est au centre de l’intrigue. Courageuse et déterminée, elle semble prête à tout pour atteindre son but : sauver la ferme familiale de la faillite et reprendre l’exploitation avec son compagnon (Finnegan Oldfield). Malheureusement, elle doit faire face à la violence d’un homme qu’elle croyait de son côté…

Véritable fil rouge de ce film dans lequel les problématiques du monde agricole s’entremêlent à des questions plus globales, éthiques et judiciaires, la jeune femme est de tous les plans (et de tous les plans séquences !), filmée sous toutes les coutures, souvent en gros plans par une caméra qui ne la quitte pas un instant. Le spectateur adopte son point de vue et ressent avec elle la peur, le danger, la rage et la soif de vengeance. D’ailleurs, les cadrages souvent très serrés et la quasi absence de plans larges ne laissent que peu d’occasions d’admirer les paysages.

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Alors qu’avec un tel sujet (le viol), le réalisateur aurait pu faire le choix d’un film-choc, voire d’un véritable rape and revenge, il prend le parti assumé d’étudier plutôt les rapports de domination entre hommes et femmes dans un milieu donné. Si les difficultés économiques du secteur agricole apparaissent évidemment en toile de fond (on pense au récent Au nom de la terre), le cinéaste plaçant notamment son intrigue et ses personnages dans un environnement très proche du réel, avec ses figures de proue, ses institutions phares et leur fonctionnement, pas question pour autant de pencher du côté de la chronique agricole larmoyante. Parallèlement, le traitement de la question du viol et de toutes les problématiques qui en découlent (le consentement, le statut de la victime, le profil du violeur etc.) fait état de la complexité de la somme des éléments qui entrent en compte dans ce type de situations. La Terre des hommes capte avec justesse les zones d’ombre qui font que tout n’est pas toujours tout blanc ou tout noir. Sylvain (Jalil Lespert) ne correspond pas vraiment au « profil-type » du violeur, il ne prémédite pas ses actes, n’est pas un « détraqué » et surtout, n’a pas conscience de ce qu’il fait. Admiré de tous, sympathique et charismatique, membre du conseil d’administration de la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural et président du marché aux bestiaux, il occupe une place de choix dans le monde agricole et détient le pouvoir. Lorsque Constance l’accuse de viol, il semble sincèrement surpris et n’a pas conscience qu’il a abusé de sa position et de son emprise sur elle. Constance n’obéit pas non plus aux archétypes de la victime. Refusant à demi-mots les avances de Sylvain, elle ne crie pas, ne se débat pas et surtout, continue à vivre comme si de rien n’était et à maintenir une relation avec son violeur, car il est le seul à pouvoir l’aider à faire passer son dossier de demande d’aide à l’installation des jeunes exploitants à la SAFER. Sans lui, le rêve prend fin. Souffrant en silence, elle se décide enfin à porter plainte, trop tard : on ne la croit pas, le policier qui prend sa déposition lui conseille de laisser tomber, sa meilleure amie lui tourne le dos et tout le milieu très masculin des éleveurs la montre du doigt. Au marché aux bestiaux, elle devient même une « bête » le temps d’une scène cruelle où les hommes l’enferment dans un enclos et enchérissent sur elle, parfaite illustration de l’analogie encore très commune entre femme et morceau de viande. Ce qui renvoie curieusement au formidable film d’exploitation Prime Cut de Michael Ritchie dans où Gene Hackman faisant autant du trafic de femmes que de bestiaux. Ainsi, si la domination des hommes sur les animaux est acquise, par simple effet miroir celle des hommes sur les femmes aussi.

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Grâce à l’interprétation très juste de Diane Rouxel et de Jalil Lespert, le film pointe du doigt avec force et conviction la complexité de ces affaires, nombreuses, qui posent problème simplement parce que la victime comme l’agresseur n’en ont pas l’apparence comme si l’évidence et les trompe-l’œil pouvaient anéantir la vérité. La violence à laquelle fait face Constance n’est pas celle d’un seul homme, mais plus largement celle de la domination masculine, qui va de pair avec la domination économique et sociale. Elle n’est pas uniquement physique mais passe par l’autorité conférée par un statut social. Rien n’a évolué, le temps est immuable. La terre des hommes exploite des problématiques similaires à celles des grands romanciers du 19e siècle ancrés dans un milieu rural tels Thomas Hardy où Guy de Maupassant où les propriétaires s’arrogeaient le droit de profiter tout naturellement du corps des jeunes femmes qui leur étaient d’un rang inférieur.

Peut-on décemment se poser la question du consentement dès lors que l’on sait que Sylvain tient le destin de Constance entre ses mains ? Une interrogation que nous renvoie en pleine face le film, qui parvient à aborder ce problème contemporain, sans raccourcis, en soulignant notamment les manquements d’un système judiciaire qui peine à statuer sur les phénomènes d’emprise. S’il y a procès, la jeune femme sait qu’elle n’a aucune chance. Alors autant jouer sur le terrain de son adversaire, celui du pouvoir et se servir de ses propres armes. La terre des hommes devient la terre des hommes et de Constance et le film s’achève comme il avait commencé, au marché aux bestiaux.

Un second long-métrage très réussi, bien que l’on puisse regretter le faible développement des personnages secondaires des excellents Finnegan Oldfield et Olivier Gourmet (le père), peu engagés dans le combat de l’héroïne. L’intrigue se fond parfaitement dans cet arrière-plan social ultra réaliste, progressant habilement en même temps que la jeune femme évolue dans son double cheminement professionnel et personnel. La mise en scène peu démonstrative, appuyée par une bande son qui comble l’absence de mots, se concentre quant à elle sur l’essentiel : capter les émotions et la complexité des personnages.

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