Vides

Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la hantise dans Beckett, premier long métrage de Ferdinando Cito Filomarino (qui fut assistant réalisateur de Luca Guadagnino dans sa prime jeunesse artistique) et thriller pour le moins atypique. Une mort conditionne tout le film, va jusqu’à irriguer de son sang et de la peine qu’elle provoque l’ensemble du récit et de la mise en scène du réalisateur italien : celle d’April (Alicia Vikander), compagne de Beckett (John David Washington, acteur de plus en plus solide) après que celui-ci s’est endormi au volant en roulant de nuit sur les routes de l’arrière-pays de Ioannina en Grèce, provoquant dérapage incontrôlée, tonneaux de l’automobile et choc brutal dans le mur d’une maison abandonnée que la voiture perfore littéralement.

Lors de cette scène séminale se jouent en parallèle les deux éléments de récit de Beckett : d’une part le corps inerte d’April et la trace de sang ne laissant aucun doute quant à l’issue funeste de l’accident ; d’autre part, la visibilité par la perforation du mur de ce qui aurait dû rester caché aux yeux du monde (la maison inhabitée cache en fait une réalité inavouable). A partir de cela, le film de mener de front les deux arcs narratifs et thématiques qui le constituent : le deuil de Beckett face à la mort de l’être aimé ; la chasse à l’homme hitchcockienne dont ce simple quidam, défini par son manque d’appétence pour l’imprévu et pour son caractère quelque peu empoté, est l’objet (on peut en effet penser en voyant le film à une version minimaliste de La Mort aux trousses [1959]).

Chasse à l’homme (John David Washington) (©Netflix)

Si l’on considère le versant thriller du film de Filomarino, Beckett peut être perçu comme une sorte de dévitalisation du genre. Beckett est un anti-Jason Bourne : à la maîtrise corporelle, martiale, géographique, presque terroriste et robotique de l’agent gouvernemental amnésique incarné par Matt Damon se substituent le manque d’habileté, la fuite préférée à l’affrontement, la chute et l’épuisement des corps (épuisement patent dans une scène de course-poursuite dans les rues d’Athènes dans l’un des derniers mouvements du film), les coups portés sans précision dans un pur réflexe instinctif de survie de la part d’un personnage qui en sait trop (ce qu’il a vu dans la maison) sans ne savoir rien (l’intrigue politique qui le dépasse). Le soubassement complotiste du film est certes plus ou moins expliqué mais reste une sorte de MacGuffin permettant à Filomarino de filmer son personnage en train de se débattre avec son environnement mais n’oubliant jamais le corps disparu, rendu littéralement invisible, de sa compagne décédée.

Au milieu de nulle part (©Netflix)

Il est particulièrement frappant de voir à quel point le réalisateur italien de Beckett s’appuie sur l’environnement du personnage, sur les décors minéraux et arides, sur la rugosité des paysages rocailleux de la région de Ioannina pour représenter concrètement l’intériorité d’un protagoniste à la fois perdu et dévasté, vide de vie et d’envie, fonctionnant à l’instinct, préférant se tuer que d’être tué (son premier mouvement de fuite fait avorter une tentative de suicide !). Beckett se débat tout autant dans le vide du paysage que dans le vide intérieur de son deuil. Outre la teneur presque antonionienne d’une telle approche formelle, il y a quelque chose de profondément romantique dans cette idée d’un paysage, d’un contexte décrivant concrètement les états d’âme d’un protagoniste (que ce soit en Allemagne, en Angleterre ou en France, les poètes romantiques du XIXème siècle n’ont jamais fait que cela). Cet affrontement avec le vide, tant celui du personnage que celui des lieux qui l’entourent, est rendu de façon littérale à deux reprises, dans deux contextes différents : en haut d’une falaise lorsque Beckett tente de fuir, sur la rampe d’un parking à étages athénien lorsqu’il choisit d’affronter ses poursuivants. Dans les deux cas, Filomarino prend l’option de filmer les lieux en plongée zénithale, accentuant tout autant le vertige de la situation, la dangerosité que doit affronter le personnage et un élan volontaire du personnage où le suicide et la survie s’entremêlent indistinctement.

Il n’y a qu’un pas entre le vide et le chaos, entre la fuite et la prédation, entre l’austérité minérale des montagnes et le désordre urbain à la violence absurde. Aux péripéties du personnage dans les paysages de la région de Ioannina succèdent les manifestations politiques au sein d’Athènes, que Beckett doit traverser pour affronter ceux qui le pourchassent. Encore une fois, le contexte politique n’est qu’une toile de fond tant scénaristique que graphique, Filomarino faisant des violences, fumigènes, interpellations de manifestants, explosions de grenades assourdissantes une métaphore du maelström intérieur d’un personnage aliéné par les épreuves qu’il traverse. C’est peut-être en cela que Beckett est à la fois enthousiasmant et déconcertant : toute la mise en scène, tous les entrelacs du scénario, tous les rebondissements ne servent finalement qu’à la constitution du portrait d’un pauvre type banal, parfaitement déboussolé et rendu progressivement fou par le chagrin et l’acharnement dont il fait l’objet.

Chaos (John David Washington) (©Netflix)

De fait, l’intrigue de Beckett, ses quelques incohérences, ses rebondissements téléphonés, son imbroglio politico-complotiste dont on finit par se moquer éperdument importent peu. Le film de Filomarino est finalement moins un thriller qu’un drame intime intense (la dernière minute du film est bouleversante et se révèle être sa clé) se servant des codes du cinéma hitchcockien comme d’un Cheval de Troie pour mieux accéder à la noirceur des sentiments d’un personnage au bord du gouffre. Que raconte finalement Beckett sinon la mise à l’épreuve d’un homme perdu qui cherche désespérément une raison de vivre dans un monde lui étant devenu incomplet ?

(Sur Netflix depuis le 13 août 2021)

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A propos de Michaël Delavaud

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