Lion d’or à Venise pour La Cité des douleurs, Prix du Jury à Cannes pour Millenium Mambo puis Prix de la mise en scène en 2016 pour The Assassin, Hou Hsiao-hsien est aujourd’hui largement reconnu comme un grand cinéaste contemporain. Depuis plusieurs années, Carlotta restaure et réédite ses travaux, l’an passé Les Fleurs de Shanghai était ressorti sur grand-écran puis en Blu-Ray, avant lui ses premières réalisations avait fait l’objet d’un superbe coffret en 2017, « 6 Œuvres de Jeunesse » regroupant Cute Girl, Green Green Grass of Home, Les Garçons de Fengkuei, Un Temps pour vivre, un temps pour mourir, Poussières dans le vent et La Fille du Nil. Cet objet important nous permettait d’observer les premiers mouvements de sa carrière, en distinguant deux ensembles, les comédies romantiques et les fictions autobiographiques, auxquels s’ajoutait un opus de transition. On assistait à la naissance d’un auteur, d’abord à l’étroit dans des commandes, en proie à un formatage qu’il détournait par à-coups, puis à l’affirmation d’un style aussi sensible que fulgurant. Cheerful Wind, son deuxième long-métrage jusqu’à présent totalement inédit en France, réalisé entre Cute Girl et Green Green Grass of Home s’inscrit dans la première catégorie. Lucide et parfois très critique, HHH, qualifie à posteriori ses coups d’essai de « pré-histoire » de son cinéma, de banales productions légères mettant en vedette des stars de variété (on retrouve le même trio que sur le film précédent ). Un jugement un brin péremptoire, car en connaissance de son œuvre à venir, la découverte n’est pas dénuée d’intérêt. Restauré en 2K (à partir du négatif 35mm) et édité par Carlotta (Blu-Ray & DVD), Cheerful Wind est le récit d’un triangle amoureux. Xiao Xinhui (Feng Fei-Fei) travaille en tant qu’assistante photographe sur le tournage d’une publicité. À cette occasion, elle fait la rencontre de Gu Jintai (Kenny Bee), un aveugle dont elle s’éprend alors qu’elle vient d’entamer une liaison avec le réalisateur (Anthony Chan) qui l’emploie. Lorsque ce dernier lui propose de lui faire visiter l’Europe, la jeune femme, hésitante, devra choisir entre l’amour et son rêve le plus cher…

Copyright Carlotta Films 2021

Comme Cute Girl avant lui, Cheerful Wind constitue factuellement une romance formatée, colorée, rythmée et plutôt plaisante. Hou Hsiao-hsien, embrasse les différents codes en vogue au sein de l’industrie populaire taïwanaise de l’époque : péripéties relativement convenues, humour facile, bande son omniprésente à renforts de tubes musicaux locaux, bons sentiments et dénouement consensuel. Libre à chacun de goûter avec plus ou moins de gourmandise à cette gentille sucrerie, que les esprits cyniques qualifieront de mièvrerie désuète, il n’empêche qu’elle se double d’une ironie mesurée et de promesses quant à l’avenir de son auteur. La première séquence, dévoilant des enfants en train de s’amuser avec des feux d’artifices, tentant de faire exploser un pétard dans une bouse de vache jusqu’à avoir le visage couvert d’excréments, laisse présager un gag scatologique peu réjouissant. Finalement, il s’agit d’une publicité pour lessive en cours de tournage, le contrechamp vient ainsi révéler une mise en abyme. Le cinéaste observe alors une « commande à l’intérieur de la commande » et nourrit quelques commentaires amusés sur son métier (sa dimension factice, les « accidents » inhérents avec lesquels il faut composer). L’air de rien, la forme se distingue déjà par une durée des plans relativement longue (trompant une quelconque quête d’efficacité) et surtout un désir l d’isoler ses personnages dans le décor, rompre ponctuellement avec les procédés de narration classiques. Ce prologue, marque également la première apparition de Gu Jintai, jeune homme aveugle dont tombera amoureuse Xiao Xinhui. Si cette facette demeure thématiquement survolée, HHH dessine un trio relié par son rapport au regard (un photographe, un réalisateur et un non-voyant) et le rapproche ainsi implicitement de lui-même. Plus tard, lorsque que l’héroïne se prête à un exercice de lecture pour non-voyants et propose un choix exigeant qui ne manque pas de décontenancer ses auditeurs, Les Frères Karamazov, le fantôme du metteur en scène plane : ne serait-il pas en train d’imposer ses propres références au sein d’un cadre inapproprié ?

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Le retour à Taipei, consécutif à une petite projection de la publicité tournée préalablement (telle une nouvelle et courte plongée dans les coulisses de fabrication d’un film), s’accompagne furtivement d’un motif faussement anodin : l’entrée en gare d’un train. Moyen de locomotion moderne reliant mers et campagnes à la grande ville (à chacun des trois actes correspond un décor privilégié), illustration évocatrice de la notion de trajet, de transition entre les différents pans du pays, mais aussi par extension de ses coutumes et traditions. Quatre ans plus tard, son sublime Poussières dans le vent, sublimera cette obsession dès l’ouverture : un plan-séquence en vue subjective à l’intérieur d’une locomotive contemplant jusqu’à les confondre, le mouvement et les paysages. Cinéaste du temps qui s’écoule et du souvenir, Hou Hsiao-hsien s’il s’inscrit ici au présent, use de prétextes pour s’aventurer hors de la capitale, à l’image de cet exil chez la mère de l’héroïne. Une digression narrative qui s’accompagne de visions formelles inspirées, esquissant son goût immodéré du cadre construit comme un tableau, disant autant sinon plus sur ses personnages que les lignes de dialogues. Durant cet intermède campagnard, Xiao Xinhui devient enseignante, en remplacement de son petit frère (on retrouvera la même situation en sens inverse dans la réalisation suivante, Green Green Grass of Home), une péripétie qui ouvre sur une autre préoccupation de son auteur : l’enfance. Avant de revisiter intimement cette période, avec sa quadrilogie autobiographique, il s’intéressait déjà à cet âge fait d’innocence et d’insouciance. Le long-métrage bien que dispensé de considérations politiques ou de discours militants, contient quelques discrètes allusions taquines. L’enseignante ne se plie pas aux consignes l’obligeant à faire peindre aux enfants des slogans gouvernementaux (Taïwan est alors encore une dictature) sur les murs de l’école, préférant les inciter à la peinture de dessins maritimes. Elle doit ainsi affronter les remontrances d’une directrice apeurée des conséquences potentielles de cet acte et de la possible mauvaise réputation de son école. Ce conflit qui témoigne d’une fracture générationelle (entrevue précédemment avec le père de Xiao multipliant les clichés à travers ses propos) résume également en creux le dilemme du réalisateur à l’époque : accepter les contraintes imposées ou essayer de les détourner ? Sa réponse, à ce stade, peut sembler partagée, lentement mais sûrement, son affranchissement se prépare. Pièce mineure de la filmographie d’Hou Hsiao-hsien, Cheerful Wind se regarde sans déplaisir, en plus d’offrir occasionnellement le brouillon de thèmes fondateurs et des bribes d’éclats visuels. La copie HD irréprochable s’accompagne d’un court document nous permettant de mesurer le travail de restauration effectué afin d’arriver à cette qualité d’image, ainsi que d’une bande-annonce et de Frémissements, entretien en compagnie de Jean-Michel Frodon.

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