Photosynthèse Générale

1984. La révolution bat son plein au Nicaragua. La jeune Trish (Margaret Qualley) qui se dit journaliste, a vu son passeport confisqué et se prostitue pour survivre. Daniel (Joe Alwyn) un intriguant anglais plus naïf que dangereux – à moins que ce soit l’inverse – en costume blanc garde un pistolet dans ses affaires. Dans les chambres d’hôtel chaque mur a sa paire d’oreilles. On y croisera des flics venus du Costa Rica ; des militaires ; des contre-révolutionnaires ; et, péril bananier oblige, histoire d’alimenter tout cet inextricable tohu-bohu, la CIA… Tout le décor exotique et cliché paraît planté dans toute son historicité, la romance d’espionnage semble y avoir installé ses archétypes. Illusion : son Nicaragua dans le chaos prend les traits d’un Panama sous Covid terriblement 2020 qu’elle ne cherche pas à dissimuler. Ses héros fuient notre jugement. Elle installe soigneusement ses poncifs pour les déconstruire, les happer. Nous sommes bien revenus chez Claire Denis, qui nous invite à pénétrer le mirage, dans un cinéma qui se dérobe et s’évanouit.

Now we had a stupid silence, the kind that always descends on people who are half in the bag. 
(Denis Johnson, Stars at Noon).
(1)

Alors oui, bien évidemment (et même nécessairement) l’intrigue est confuse et s’amuse ouvertement avec poncifs ; bien évidemment les amants s’attardent au lit à n’importe quelle heure dans des draps trempés ; bien évidemment ils perdent tout de vue, le danger comme les façons le plus simples d’y échapper – mais comment pourrait-il en être autrement à l’autre bout du monde, dans ce berceau de faux semblants meurtriers en pleine déliquescence ? Comment pourrait-il en être autrement sous ce climat accablant, cette humidité écrasante qui favorisent les termes d’une passion qui épouvante toute raison ? Tout est trop étranger, pour que les personnages ne soient pas également étrangers à eux-mêmes. Il est donc tout à fait naturel que les deux héros de Stars at Noon préfèrent, devant le danger, s’abandonner que réellement fuir.

A la fameuse antienne critique qui fait du paysage le véritable premier rôle du film, Claire Denis oppose l’atmosphère (en tant que composition de l’air ou biotope) véritable premier rôle du film. C’est, en effet, l’atmosphère panaméenne, telle que la filme Denis, presque palpable, avec sa densité particulière saturée de vapeur d’eau, qui rend négligeant, cloue au lit, colle les cheveux sur le front et conditionne les faits et gestes des personnages et contrarie le fil de l’intrigue. Cette sorte de fièvre, de stupeur molle aussi bien climatique que politique tient plus de l’expérience du wilderness chère à Joseph Conrad qu’aux jeux d’espions (davantage climatisés) de John le Carré. Qu’on ne se méprenne pas : même si on touche suffisamment du vertige de l’intrigue avec le « CIA Man » incarné par Benny Safdie, Stars at Noon appartient plus à la famille des films comme Aguirre La Colère de Dieu, Zama ou même encore Pacifiction que L’Année de tous les Dangers ou Salvador.

On pourrait reprocher à Claire Denis une déconstruction volontariste du genre qui témoignerait d’un désintérêt pour sa mécanique. En réalité, elle en garde une substance qui fait table rase de ses apparats plutôt que de les pasticher. C’est le délaissement et l’exil qui l’intéressent dans l’espionnage, sa dimension camusienne, celle qui peu à peu laissent ses héros totalement seuls dans le désert du monde. Aussi Stars at Noon opère un magnifique travail autour du vide qui vampirise le lieu, l’humain et l’intrigue au point de la rendre exsangue, absconse, tout aussi nue que ses personnages. On tente en vain comme eux d’en saisir les règles et les signes, sans vraiment comprendre qui est qui, entre de méchants potentiels et des sauveurs providentiels et autres figures mythologiques inintelligibles. Si la démarche de Claire Denis n’est pas dénuée d’ironie, le pastiche n’est pas son objectif. Stars at Noon avance dans cette inquiétude paranoïaque, cette brume au sein d’une ville désolée et abstraite, aux allures presque post apocalyptiques qui met en évidence une quête existentielle sans but qui trompe l’ennui dans un hédonisme permanent, entre perte du sens et vertige des sens. Ici, les enjeux de l’intrigue se résument à deux verbes : partir ou rester. Claire Denis signe en quelque sorte son film le plus ouvertement antonionien – Profession Reporter s’entremêlant à Identification d’une femme – avec cette prépondérance du lieu étranger, ses héros laissant s’écouler les heures dans des pièces closes où les fenêtres ouvrent un extérieur qu’ils oublient. Des corps sur les lits. Verticales ou horizontales, des formes errantes. Le thriller existentialiste annihile un à un les attentes du genre, s’empare des clichés pour les dévaster et laisse l’humain dans sa solitude métaphysique.

Devant Trish et Daniel on songe aux chevaliers de la Table Ronde. De la même façon que les amants, les chevaliers finissent toujours par oublier l’objet de leur quête et trouvent le Graal dans l’expression courtoise (érotique pour Trish et Daniel) de l’amour, les vocations qui s’effilochent et le temps qui passe.

En qualifiant le livre de Denis Johnson de « métaphysico-érotique » la quatrième de couverture de l’édition Christian Bourgois ne dit pas autre chose que ce que Claire Denis met en scène. Avec autant d’oxygène dans l’air, rien d’étonnant à ce que l’exaltation l’emporte. Stars at Noon, d’une certaine façon, toute en affection primitive et plein de sauvagerie attentionnée, représente une certaine forme de quintessence du cinéma de la réalisatrice. Ce monde, contenu entre le tropique du Cancer et l’équateur qui suinte de toutes parts est tout aussi charnel que les figures privilégiées du cinéma de Denis. De la même façon que Daniel et Trish, et tous les autres depuis Chocolat, le Panama de Stars at Noon est envisagé sous son aspect torride le plus sensuel et vénéneux. Ce sont ailleurs les paysages lunaires des alentours de Djibouti (Beau Travail), les couchers de soleil violets de la Polynésie française (L’Intrus), quand ce n’est pas carrément les abords d’un trou noir bien au-delà de la ceinture d’Orion (High Life) – districts sauvages, sortes ventres dans lesquels on rentre, landes physiques au seul de l’inconnu que les personnages violentent ou caressent et qui ne sont gouvernés par aucune autorité supérieure sinon celle qu’elles inspirent aux hommes.

On n’en parlera jamais assez : il n’y a que Claire Denis filmer ainsi les corps, être incroyablement érotique en se débarrassant de toute forme de cliché. Le corps est un horizon infini dans lequel on se perd, de peau entremêlées dont elle capte la splendeur. C’est tout le sang qui circule, l’énergie sexuelle grisante, la circulation des fluides, les plus organiques, les plus prosaïques comme les plus symboliques que traduit si bien Star At Noon la plus hypnotiquement charnelle depuis Trouble Every Day. A ce titre, on sent bien Claire Denis fascinée par son couple d’acteurs et y puisant cette alchimie de l’image, avec une attraction magnétique pour Margaret Quiley, s’égarant sur son corps et son visage. Ce qui frappe le plus particulièrement c’est combien Claire Denis parvient à transmettre une perception exclusivement féminine du plaisir, de l’attirance, de la jouissance et de l’oubli de soi. Stars At Noon apparait ainsi comme un poème du désir – d’un désir féminin irraisonné, irraisonnable.

Dans Stars at Noon le télescopage entre le corps du territoire et celui des héros n’a jamais été aussi évident. C’est la photosynthèse générale. L’oxygène à son maximum. Tout exsude avec jubilation en direction du soleil – pas un bout de tissu, pas un cil, pas un centimètre carré de l’asphalte, pas une voiture, pas même une montre qui ne vibre pas en s’enivrant de la lumière. Le visage de Margaret Qualey fait une très éloquente démonstration de ce mouvement. Il faut le voir, comme on observerait le rideau vert de la jungle la plus impénétrable, papillonner et émettre en une variété expressions d’une nuance et d’une subtilité assez inouïes.

Lors de la conférence de presse à Cannes, Stuart A. Staples a parfaitement a parfaitement dit cette impression (au sens pictural du terme) :

Chaque cadre est vivant. Je pense particulièrement à cette humble chambre de motel. J’étais assis à la regarder dans le film la nuit dernière, c’était tellement magique.

Son envoutante partition, répétitive et sensuelle, travaille cette sensation d’inertie et de flottement en adoptant la forme d’un « jazz de chambre » que n’aurait pas renié Jan Garbarek et Manfred Eicher.

A la toute fin du générique du film on peut voir apparaître un très beau portrait en hommage à Michel Subor qui, en bon James Dean de 86 ans qu’il était, s’est tué au volant de sa voiture durant le montage du film. L’étrange et magnifique Subor, disparu du cinéma, dont Claire Denis avait ressuscité son personnage de déserteur du Petit Soldat de Godard, Bruno Forestier, en lui offrant une suite à ses aventures l’imaginant commandant de légion dans Beau Travail. L’acteur confiait même que le personnage de Louis Trebor dans le magnifique L’Intrus (peut-être le chef d’œuvre de la réalisatrice) poursuivait, entre-le jura et le Pacifique, le « cycle Forestier ». Rien d’étrange alors à ce que l’esprit de ce chevalier de la Table Ronde qui s’est abandonné à toutes les atmosphères et parlait comme Daniel (« J’ai vécu la vraie vie, j’ai été dans le rapport de force véridique, la compétition, les affaires. ») plane sur Stars At Noon : ultime disparition de l’acteur et photosynthèse générale.

Après l’avoir perdue depuis quelques films, là revoici magnifique, complexe et fragile ; inquiet et lumineux, Stars at Noon sonne le signal d’une Claire Denis retrouvée.

(1)  On a eu un silence stupide, du genre de ceux qui s’abat toujours sur les gens à moitié ivre.

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