Par Judith LANGENDORFF et Olivier ROSSIGNOT 

Dès leurs premiers courts métrages documentaires Belva Nera (2013) et Il Solengo (2015), présentés et primés dans de nombreux festivals, notamment au Cinéma du Réel à Paris et au Torino Film Festiva le duo de cinéastes italo-américains Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis (nés en 1986) amorçait déjà un travail sur les récits de la tradition paysanne. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, leur premier long métrage de fiction Re Granchio ou La Légende du Roi Crabe (2021), en français poursuit cet intérêt pour les traditions et contes villageois.

De nos jours, des chasseurs se remémorent la légende du roi Crabe. À la fin du XIXe siècle, dans un village de Tuscie (Italie), dans une citadelle fortifiée dans la montagne, Luciano, le fils du médecin de la ville, un jeune « bon à rien » alcoolique, commet l’irréparable en s’opposant au prince qui dirige le canton. Sa dulcinée, une jeune bergère, est, par fatalité, la première victime de ce drame.

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La Légende du Roi Crabe décline en deux chapitres deux esthétiques radicalement différentes, pour deux rythmes d’action épousant la respiration de chaque lieu, de La Tuscie, Italie Etrusque où le temps semble s’être arrêté, à la tumultueuse Terre de Feu en Argentine.
L’emploi du 16 mm n’est évidemment pas anodin, avec cette sensibilité et ce grain caractéristique, une gestion du contraste et de la couleur tout en nuance, aspirant l’ombre dans un certain fourmillement et captant merveilleusement les variations de lumière. Tout comme chez Alice Rohrwacher qui dans Les merveilles filmait une autre région étrusque, La légende du roi crabe hérite d’un cinéma de la ruralité, avec cette direction photo nuancée à la fois réaliste et poétique qui fuit la vivacité des couleurs et retranscrit la beauté champêtre, les variations de lumières, entre le jour et le crépuscule. Bien que moins éclairé, que sous le soleil de Toscane, on se croirait parfois revenu au temps des frères Taviani, ceux du Pré ou de Padre Padrone, et peut-être parfois plus encore des moments bleutés de Kaos. Car c’est plus l’atmosphère de sous-bois et de temps ombrageux qui intéressent Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis. A l’image de la lenteur de cette première partie, le calme d’une nature luxuriante se décline dans des tons verts, prend le pouls de ses personnages et même lorsqu’éclate la violence, l’environnement conserve cet apaisement. Le retentissement des percussions et des tambours en explore alors le contrepoint.  Avec cette approche historique débarrassée de ses apparats, de son embellissement, cette recherche d’une authenticité plus contemporaine, la campagne italienne ressemble parfois à celle de Pasolini, y compris dans sa formidable constitution du cadre, la dissymétrie de ses plans. Lorsqu’il filme le visage, et le regard perdu de Maria Alandra Lungu (vue dans Les merveilles) avec ce mur antique en arrière plan, on la croirait tout droit sortie de la Trilogie de la vie.

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C’est pourtant dans sa propension à nous plonger au seuil de la nuit que la subtilité du travail du chef opérateur Simone d’Arcangelo explose le plus. Les ombres noires des personnages se découpent sur des murs aux tons ocre, le regard scrute et se perd dans l’obscurité, cherche les visages, les palpitations, la vie. Les clair-obscurs de Caravage ne sont parfois pas loin lorsque l’on pénètre dans les intérieurs peu éclairés. D’ailleurs, le personnage principal dans sa révolte contre les bourgeois pour défendre la liberté des plus humbles, pourrait aussi évoquer le peintre, vagabond, rebelle et génie.

Dans ce premier mouvement du récit, le jeu de l’acteur principal, Gabriele Silli, (artiste plasticien  il s’agit de son premier rôle à l’écran), est fait de mutisme et de résistance, fort à propos pour ce personnage à la fois flegmatique et insoumis. Alessio Rigo de Righi, Matteo Zoppis métamorphosent les habitants de Vejano en villageois du XIXe siècle mais avec une telle authenticité qu’elle dresse un pont saisissant entre les époques, comme si ces visages n’avaient jamais vraiment changé et véhiculaient l’immuable, la permanence. Verdoyante, en relief, sinueuse, traversée de cours d’eau ou de ruisseaux, la campagne vole la vedette à tous, se faisant la protagoniste, l’actrice qui les éclipse tous.  Elle abrite chèvres et moutons, oiseaux, énormes mantes religieuses, tous assurément plus libres que les humains asservis aux bons caprices d’un prince et de ses subalternes. Les cinéastes opposent à cette impassibilité, cette beauté, cet apaisement pastoral, la turpitude d’une humanité portée naturellement par le mal, comme en témoignera la scène d’agression envers la jeune bergère dont l’ellipse n’en souligne que plus clairement la violence.

Que l’individu soit filmé au plus près en Italie, ou perdu dans l’infinité du paysage, le cosmique infuse l’œuvre. La force des éléments domine, plus particulièrement lorsque l’intrigue se déplace en Terre de Feu en Argentine où la langue change avec le décor. D’impressionnants plans d’ensemble sur la nature témoignent d’une direction photo plus contemporaine et du souci des deux réalisateurs de documenter le réel. Ces plans larges, sur les côtes maritimes, de grandes vagues venant se battre violemment contre d’immenses rochers, puis sur des montagnes rocheuses, la nature sauvage, la forêt, font ressurgir les réflexions d’Edmund Burke et d’Emmanuel Kant sur le sublime et l’immensité de l’environnement terrestre. On se surprend à répéter ces mots d’Emmanuel Kant dans la Critique de la faculté de juger : « le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel, et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limite soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant[1] ». Phrase non pas synonyme de désolation, mais au contraire, entendue comme force et puissance de cette Terre de Feu, en laquelle Luciano est parti faire pénitence, la puissance de l’infini permettant à l’individu de reprendre contact avec son humanité.

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En voyageant, le récit opère un changement de ton radical, un glissement vers l’héroï-comique, déclarant des influences qui vont du western au conte moral et mystique, en passant par le roman picaresque dont on retrouve le sens de la péripétie, de l’ironie et de l’absurde. Luciano à l’autre bout du monde, s’improvise prêtre, gardien du secret d’un trésor, guidé par le crabe du titre. Suivi par des chercheurs d’ors cupides et sans scrupules, il est contraint de se servir de sa malice caractéristique, de sa force et de ses armes. Le mélange des tons révèle tout un héritage littéraire, entre aventure épique et fable au sein de laquelle le crabe quant à lui, si minuscule dans le vaste monde, s’impose alors comme un héros malgré lui, victime et métaphore de la vilénie des hommes. Les cinéastes font évoluer leur personnage vers une élévation expiatoire, jusqu’à un final énigmatique qui laisse le spectateur choisir entre la prémonition de l’au-delà et le miracle.

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Conte qui étudie comment naît le conte, La légende du Roi Crabe fait l’éloge de la culture anonyme et du peuple, sous toutes ses formes orales qui perdure au fil des siècles et continue de se raconter. C’est le mot raconté comme le mot chanté, à l’instar de ces nombreuses chansons parsemant le film, entonnées pour l’essentiel par les comédiens non-professionnels, habitants du village ayant accepté d’endosser un rôle qui leur ressemble, dans le passé comme dans le présent. Avec en filigrane cette violence sous-jacente de l’oppression par le plus fort, la culture orale devient un témoignage politique, la trace de l’injustice, de la révolte et de la contestation des plus humbles. Et si la deuxième partie contraste brutalement par sa narration plus ample, lyrique et mystique, elle n’en poursuit pas moins cette réflexion autour du récit, en suivant ici les principes de la relation de voyage, du journal de bord, la voix off suggérant le passage à l’écrit. La fiction se nourrit de la réalité puis la nourrit à son tour. La biographie véritable se perd dans la nuit des temps au fil des voix qui l’ont racontée. Seule demeure alors la légende de l’homme, plus vivante que sa réalité. Et les cinéastes de s’imposer comme des passeurs d’histoires, des colporteurs du fabuleux, de péripéties, prêts à leur tour à perpétuer la beauté des chimères. La frontière entre le monde du songe et celui de l’Histoire se fait de plus en plus poreuse au point de les confondre. Elle nous immerge définitivement, tel un baptême, dans le mythe, comme dans le lac du crabe, nous découvrant à jamais le trésor des histoires.

[1] kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 1995, (première édition 1790), p.243.

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