Alain Cavalier – « Six Portraits XL »

Six Portraits XL est la suite d’un travail entrepris à la fin des années 1980. En 1987 et 1991, Alain Cavalier réalise deux vidéos VHS comportant chacune 12 courts-métrages et intitulées Portraits d’Alain Cavalier (qui devient 24 Portraits d’Alain Cavalier, dans la réédition DVD de 2006). Il signe son retour dans le genre de la série documentaire avec Six Portraits XL, un opus de moyens-métrages d’une cinquantaine de minutes chacun, commencé en 1995 et abouti en 2006. Tandis que les 24 Portraits sont tournés vers la vie des femmes qui exercent des métiers en voie de disparition, 6 Portraits XL met principalement en avant des figures masculines – à une exception près, « Jacquotte » -, dans leurs activités ou préoccupations quotidiennes, face à l’épreuve du temps.

Si chaque opus est numéroté et porte un titre éponyme, les portraits fonctionnent en diptyque et sortent en salle à une semaine d’intervalle. « Léon » et « Guillaume » présentent deux artisans passionnés par leur métier. Léon (Maghazadjan) est un cordonnier au seuil de la retraite, qui a travaillé pendant quarante-six ans dans la même boutique. Son départ imminent bouleverse la petite communauté de clients qui l’entourent et lui confient leur quotidien et leurs chaussures. Boulanger-pâtissier qui s’apprête à ouvrir une enseigne à Rueil-Malmaison, Guillaume (Delcourt) se plonge corps et âme dans son activité, absorbé par les contraintes que nécessite le démarrage d’un nouveau commerce. « Jacquotte » et « Daniel » sont des portraits d’obsessionnels, à la fois comiques et graves, filmés dans leur univers familier. Jacquotte (Jaqueline Pouliquen) doit se séparer à regret de la maison familiale où elle est née, et où elle revient année après année, jusqu’à la vente. Daniel (Isoppo), comédien et cinéaste, écrit et interprète ses textes, mais il est rongé par son obsession de grattage de « Rapido » et des TOC, dans un appartement qui croule sous le poids des disques, livres et objets. « Philippe » et « Bernard » sont des plongées dans la vie de deux comédiens. Philippe (Labro) en pleine préparation de son émission Ombre et Lumière, dévolue à quatre personnalités (une comédienne, un écrivain, un metteur en scène et un boxeur) est saisi dans l’ébullition d’un exercice exigeant. Bernard (Crombey) est filmé en amont et en aval de chaque représentation théâtrale, au fil des ans.

 

Copyright : Tamasa Distribution

En effet, si certains portraits sont concentrés dans une courte durée, d’autres s’étendent sur plusieurs années – jusqu’à dix, concernant « Jacquotte », « Philippe », « Bernard », et probablement « Daniel ». Alain Cavalier commence chaque portrait in médias res et fait la part belle à l’ellipse, ce qui resserre notre questionnement sur le rapport au temps.  On entre dans la vie de chacun avec immédiateté et on tisse avec le personnage un lien de proximité. Jacquotte est confrontée à la perte irrémédiable de son passé symbolisé par une maison qui tombe en ruine. Ici, ce sont des bribes de souvenirs reflétées par les objets, des tapisseries et des soieries de canapés conservées dans leur jus ; là, c’est un oiseau empaillé, un Christ crucifié, des dragées de communion gardées dans une armoire ou un dessus d’une et cheminée en marbre. Tout semble momifié, n’était-ce la voix cristalline de Jacquotte pour contrer la pulsion de mort par son vibrato émouvant. La maison s’efface, vouée à la destruction : reste l’immortalisation du souvenir par l’image et l’hommage. En s’opposant à toute destruction – inhérente à l’élan vital – Jacquotte illustre le côté mortifère de la pulsion conservatrice et noue un rapport maladif aux objets face au temps qui passe. Temps qu’essaie de conjurer Daniel par ses rituels et ses répétitions linguistiques, qui le maintiennent dans une forme de stagnation. Léon se préoccupe de sa santé déclinante, alors qu’il doit fermer boutique ; Bernard compte les représentations qu’il a données au terme de sa carrière et les spectateurs qui sont venus le voir ; Guillaume court la montre pour être prêt à l’ouverture de la boulangerie et Philippe jongle avec un emploi du temps serré, qui lui laisse à peine le loisir d’appeler sa fille qui va mal. Exercice de style et variation sur le thème de la vanité, ces six portraits prennent délicatement le spectateur à partie en maintenant à l’horizon de la réflexion l’idée de sa mort prochaine. Jamais abordée frontalement, elle est considérée de biais, à travers le filtre des activités et préoccupations des protagonistes qui, enserrées dans la temporalité de l’urgence ou de l’ajournement, apparaissent comme des  divertissements pascaliens.

Le réalisateur semble également faire sienne cette question en se filmant dans un rapport d’intimité, voire de contiguïté, avec ses protagonistes. Présent dans le hors-champ visuel et sonore, il se représente comme un cinéaste interventionniste, qui parle à ses amis – peu, certes, mais tout de même assez pour ne pas se faire oublier. Le tutoiement, la connivence et la complicité font une place à l’absent, qui surgit parfois dans le reflet d’un miroir (« Daniel », « Philippe », « Léon »), avec sa caméra légère qui tourne la scène que nous voyons. Ce dispositif de mise en abyme imbrique donc l’autoportrait dans le portrait, à la manière d’un Van Eyck signant son œuvre d’un « Johannes fuit hic ». Apparemment très simple, le dispositif révèle sa complexité à la faveur de ces jeux de miroirs qui pointent de l’oeil la place que nous croyons occuper, nous spectateurs, et qui nous est renvoyée comme illusoire par l’image où apparaît le portrait de l’auteur. La réflexion esthétique du réalisateur dépasse le côté brut et rugueux de l’image documentaire spontanée. Avec son refus d’idéalisation des personnages, tous filmés de près, le réalisateur est attentif à tout ce qui peut surgir dans le cadre, l’inattendu comme le familier. L’ image sans filtre, les cadrages frontaux et les effets de zoom brutaux peuvent parfois rebuter. Le refus de mise en scène et d’esthétisation est dépassé par un travail de montage qui retravaille le réel pour donner l’impression d’être dans l’intimité de ces personnages, peu ou prou amis du réalisateur. Ici s’exprime de nouveau le goût singulier d’Alain Cavalier pour les inserts sur les mains, les visages, les objets. Ce type d’échelle revêt la signification inquiétante d’un découpage méticuleux des corps et des biens, quand il croise des préoccupations sur la mort.

Inquiétude qui serait presque liée à l’absurde de la condition humaine, que chacun tente de déjouer en comptant (les recettes, les  années, les minutes qui séparent de l’entrée en scène) et répétant (les mots, les gestes, les rôles). Toujours recommencer, comme si le temps s’était arrêté. Pourtant nous saisissons les indices de la transformation : nous voyons les personnages vieillir (Daniel), grandir (la fille de Bernard), se résigner (à vendre, à arrêter de travailler). La citation attribuée à Einstein que Philippe répète comme un mantra pourrait résumer ironiquement le principe de non-altération qui se dégage en filigrane de ces portraits : « Insanity is doing the same thing over and over again, but expecting different results ». Pourtant, au terme de son parcours de 50 minutes, la caméra montre que quelque chose a changé dans la vie de chacun et le que non seulement le hasard, mais aussi le temps produisent des modifications.

 

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Ainsi, ces six portraits font vivre la matière. Ce sont les cheveux de Jacquotte dont Alain Cavalier dit qu’ils sont beaux, et dont la lumière rappelle les soieries brodées du sofa et les tapisseries ; c’est le cuir des chaussures que Léon répare et qui portent la trace intime des pieds qui les ont formées à leur empreinte ; c’est encore le bleu saphir de la chevalière d’étudiant de Philippe, qui garde prisonnier un rayon de lumière ; c’est la pâte que malaxe Guillaume ou la ganache qu’il émulsionne ; c’est le grattage de « Rapido » de Daniel. Et enfin, c’est la mise en bouche des mots par Bernard qui prépare son spectacle Motobécane. L’attention à la matérialité des corps et à la façon dont le son, la lumière, la matière se transforment, voilà ce qui condense tout le prosaïsme et la poésie des ces 6 Portraits XL, modestes, savoureux et attachants. Soient six portraits en mode mineur selon que l’on est une célébrité, en mode majeur selon que l’on est un inconnu. Ces petites pépites célèbrent la vie.

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A propos de Miriem MÉGHAÏZEROU

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