L’une des plus grosses surprises d’Endless Night tient sans doute à l’écrivain dont il est adapté : Agatha Christie. Les amateurs de la reine du crime seront en effet étonnés de ne pas y reconnaître franchement son univers. Sans doute les adaptations édulcorées des aventures de Miss Marple (1) ou d’Hercule Poirot avec Peter Ustinov et leur pléiade de stars ont fait passer Agatha Christie pour l’écrivaine british distinguée et respectable, auteur d’une œuvre prolifique quelque peu inoffensive et divertissante. Ce serait oublier tout son caractère subversif, la force de la charge sociale, la manière dont la reine du crime évoque l’iniquité des classes favorisées, dénonçant l’hypocrisie de l’aristocratie et de la bourgeoisie de son temps. La nuit qui n’en finit pas est un roman tardif et atypique, écrit en à peine 1 mois et demi, publié en 1967 alors qu’Agatha Christie avait 77 ans. La vieille dame y prend un malin plaisir à prendre le point de vue de Michael, un jeune homme dans la vingtaine, un peu excentrique et instable, passant de petit boulot en petit boulot sans pouvoir y rester, un héros qui n’arrive pas à sortir de l’adolescence et à garder les pieds sur terre. L’adaptation que fait Sidney Gilliat de l’intrigue en reprend les grandes lignes, notamment dans sa narration à la première personne par Michael. Son amour pour l’art le conduit régulièrement vers des ventes aux enchères bien trop ambitieuses pour sa modeste condition mais il retourne régulièrement vers le paysage de ses illusions, Gipsy’s Acre, où il imagine dans un avenir indéfini se faire construire une maison pour une vie idéale. C’est là qu’il rencontre par hasard Ellie ; une jeune et riche héritière américaine, dont il tombe follement amoureux, prêt à exaucer tous ses rêves.

© Powerhouse films

Le pouvoir de l’argent est au centre de Endless Night, au centre de la relation amoureuse, qu’il détourne, provoque, détruit. Dès les prémisses de la passion, la rancœur du héros face à la riche héritière biaise la relation, inversant de manière spectaculaire les rapports de domination sexuelle. Porté par l’interprétation de Hywel Bennet, insaisissable à souhait, Michael attendrit, avec son allure enfantine, offrant une candeur émouvante aux sentiments naissant entre les deux protagonistes. Ellie demeure de bout en bout la plus bouleversante, subissant paradoxalement avec douleur sa place de privilégiée, comme une prison dorée. Avec ce soupçon de mélancolie dans le regard, Hayley Mills, splendide, traverse le film de son évanescence.

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Ellie devient au sein de la narration intradiégétique du héros une figure fantasmée, transformée par la folie et le temps, avec ce quelque chose de spectral, d’onirique et de romantique. Somme de pureté et de spontanéité, elle est à l’image de sa première apparition, dansant tel un ange dans sa robe blanche. Pourtant, le tableau présente d’emblée des craquelures. Endless Night a l’art de faire naître l’inquiétude au sein de cet horizon radieux et bucolique, ne serait-ce que par cette étrange dame à l’allure de vieille gitane un peu sorcière, renvoyant au nom du lieu, promenant ses deux chats en laisse et proférant des menaces de malédiction. La beauté de la mise en scène de Sidney Gilliat tient justement à cette constance du flottement, du fantasme, ce mystère laissé constamment au spectateur, notamment dans l’intervention de courts flash-backs, ou d’images mentales comme des interférences dans le cerveau du héros, dignes de tableaux surréalistes. Un œil dans le ciel, une femme sans visage, nous ne sommes pas loin de Magritte. Les dissonances se multiplient, installant un climat d’un romantisme trouble. Le souvenir menace de s’effriter et les défaillances de la mémoire de le métamorphoser en vision cauchemardesque. Une fois le jeune couple installé, la famille d’Ellie semble être prête à tout pour détruire un ménage aussi déséquilibré socialement. Et l’arrivée de Greta, la dame de compagnie bien trop proche d’Ellie, semble prête à fissurer un bonheur trop parfait. Dans Endless Night, digne héritier du gothique anglais, l’éthéré se contamine, lentement mais sûrement, et les âmes chuchotent avec le vent. L’ombre le dispute à la lumière.

Pour les habitués de Mort sur le Nil, Meurtre au soleil et autres Dix petits nègres, il est presque légitime d’attendre une dizaine de suspects pour un seul assassinat, tous potentiellement coupables. Or, ici, si le dernier tiers sacrifie à une énigme sitôt lancée sitôt résolue, elle laisse très peu de temps d’y réfléchir. Certes nous aurons la résolution, le fin mot de l’histoire. Ces images éclairs du passé ressurgi auront leur explication – comme le rouge de Marnie dissimulant l’évènement traumatique. La conclusion éclairera d’un nouveau regard, incitera à relire différemment les événements, dans une construction qui anticipe bien des années avant sur Shutter Island. Mais plus que la vigueur du coup de théâtre, du twist in extremis, c’est un incommensurable malaise que procure la révélation. Car Endless Night est bien plus un psychodrame tourmenté qu’un suspense policier. Dès les premières images portées par la magnifique partition symphonique de Bernard Hermann, des vagues se heurtent brutalement aux rochers, dans des teintes crépusculaires. L’envolée lyrique symphonique est déréglée par les notes d’un synthétiseur, tel un indice que le ver est déjà dans le fruit. L’inspiration hitchcockiennne paraît d’autant plus évidente que son compositeur fétiche y est invité, dans son versant le plus torturé, celui des amours obsessionnels et maudits de Rebecca, Vertigo ou Marnie. (2). La brèche du questionnement et des névroses est plus que jamais ouverte Sydney Gilliat reprend d’ailleurs à sa manière le fétichisme hitchcockien à travers le motif de la ressemblance : quel trouble en effet lorsque Britt Eckland/ Greta apparaît face à Hayley Mills/Ellie, presque face à son reflet, son double – dont l’attitude inspire néanmoins la méfiance immédiate. Pour la première fois, les deux actrices ont l’air de deux sœurs.

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Ce paysage du fantasme et de la malédiction, de la passion qui s’entremêle aux éléments rappelle en effet énormément Daphné du Maurier plus encore que Christie. Le décor devient un leitmotiv qui investit l’intrigue comme un personnage omniprésent et omniscient. On ne le quitte jamais tout à fait, ce domaine maudit futur lieu du crime, celui que l’on rêve comme un lieu idéal de vie et qui apportera la mort. Comme il y eut Hurlevent, Manderley ou Dragonwyck, Gipsy’s Acre étend son emprise presque surnaturelle durant Endless Night, passant de l’entité protectrice à la prison malfaisante. Quel curieux sentiment également que cette évolution d’un paysage avec ses vieilles bâtisses en ruines tutélaires avec son charme suranné laissant place à une maison design, moderne avec ses grandes baies vitrées, ses installations sophistiquées, son ouverture de toutes parts, mais qui finit par provoquer un sentiment de claustration. C’est probablement ici que Christie libère le plus sa critique des nouvelles architectures, perdues dans un confort moderne aseptisé qui dénature le paysage autant qu’il déshumanise. Cette splendide villa design construite par l’architecte de renom (personnage désenchanté d’une grande complexité sublimé par l’interprétation de Per Oscarsson) donne rigoureusement la même impression que les architectures luxueuses de Ténèbres d’Argento ultra-sécurisées, donc lieux du crime idéaux.

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On se souvient de la noirceur terrible du Crime de l’Orient Express où la victime en apparaissait comme bien pire que son assassin, légitimant sa mise à mort et conduisant Poirot à absoudre le coupable. Il faudra un jour réhabiliter la complexité et le pessimisme d’Agatha Christie. De quelle manière Endless Night étudie les méandres de l’âme humaine, au point, finalement, de nous faire côtoyer le gouffre et plonger dans la folie. La réception critique de l’époque de ce remarquable Endless Night demeure à jamais incompréhensible. La conclusion pourrait constituer une déception, dans sa brusque rupture de ton, et sa suspension d’adhésion et d’empathie. Elle contribue au contraire à creuser un abime de perversité qui nous hante longtemps après.

Technique et suppléments
Rien à redire sur la restauration du film, l’image est de très bonne facture bien que manquant légèrement de contraste. Parmi les suppléments, en guise de commentaire audio, un interview de Sidney Gilliat pour la British Entertainment History Project en 1990 par Roy Fowler et Taffy Haines. The John Player Lecture with Bernard Herrmann (1972, 52 ) est un enregistrement audio d’une interview de Bernard Herrmann au London’s National Film Theatre. A Full House (2020, 7) permet d’entendre l’actrice Hayley Mills s’exprimer sur son rôle et son expérience, tandis que dans Endless Notes (2020, 12′), le compositeur Howard Blake évoque son travail avec Bernard Herrmann. Neil Sinyar dans Emotional Turbulence (2020, 16′) parle quant à lui des dernières collaborations d’Hermann pour le cinéma. La bande annonce originale et une galerie photos viennent compléter les bonus. Le traditionnel livret comprend une excellente analyse d’Anne Billson sur le film, un dialogue entre Frank Launder et Sidney Gilliat de 1977 tentant d’expliquer les raisons de l’échec critique et commercial du film (quelle injustice ! ) datant de 1977 et discutant la réception médiocre du film. Puis, dans ces extraits d’une interview de Sidney Gilliat par le futur réalisateur Kevin Macdonald, le cinéaste évoque son expérience au sein des studios Eltree dans lesquels il démarra dans les années 20 et revint tourner bien des années plus tard Endless Night. Un choix des réceptions critiques de l’époque clôt le livret. Cette édition d’Endless Night est une aubaine pour (re)découvrir cette oeuvre fascinante et la réévaluer d’urgence.

 

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(1) Ironie, en 2013, la télé britannique adaptera à nouveau « Endless Night » pour un épisode de… Miss Marple, en le métamorphosant pour l’occasion en enquête de la célèbre détective !

(2) Rappelons que Sydney Gilliat est loin d’être étranger à l’oeuvre d’Hitchcock. Il a derrière lui une longue carrière de scénariste et signera les adaptations d’Une Femme disparaît (1938) et de L’auberge de La Jamaïque (1939). Endless Night est son 13e et dernier long métrage en tant que réalisateur. Il a 63 ans.

Combo Blu-Ray / DVD édité par Powerhouse films
Les films possèdent des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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