Paru en 1972 et traduit en français sous le titre « La proie pour l’ombre », An Unsuitable Job for a Woman constitue la première des deux aventures de Cordelia Gray, jeune détective inexpérimentée inventée par la reine du crime P.D. James. Un conseil : ne jamais se fier aux apparences de ces romans policiers délicieusement british, « l’apparence » étant justement au cœur de ces œuvres. L’enquête classique, les beaux habits et l’heure du thé travestissent les perversités. Comme chez Agatha Christie, entre les lignes, la subversion : la critique des castes dominantes, de l’étouffement des individus soumis à des règles archaïques qui résistent au temps, assassinant par mots et par morts. En cela ces dames au regard malicieux et au style ciselé offraient avec subtilité l’effroyable spectacle de la décadence. Cette force de l’observation attentive et coupante, P.D. James ne l’employa d’ailleurs pas uniquement dans l’écriture puisqu’elle fut employée au Ministère de l’intérieur de 1968 à 1979, travaillant au service de la médecine légale du département judiciaire, puis occupant la fonction de magistrat jusqu’en 1984, de quoi nourrir avec plus de véracité ses fictions.

© Powerhouse

L’adaptation qu’en font et Christopher Petit et sa co-scénariste Elizabeth McKay prend délibérément des distances avec l’atmosphère surannée, se débarrasse des beaux atours séducteurs, des archétypes inhérents au suspense à l’anglaise en épousant la brume mentale d’une héroïne bien tourmentée qui, avant d’avoir affaire aux autres semble avoir bien des problèmes à régler avec elle-même. Appelée par James Calendar (Paul Freeman), un businessman bourgeois, à élucider le suicide de son fils Mark, Cordelia va plonger dans l’antre des secrets d’une famille digne des collaborations Joseph Losey / Harold Pinter, qui puise les racines du mal vingt ans plus tôt, lorsqu’il fallut trouver une solution pour assurer la descendance malgré la frigidité de l’épouse. Cordelia découvrira un pacte pathétique avec des enjeux tant psychologiques que sociaux. Elle fera la connaissance d’Elizabeth, gouvernante méfiante et peu bavarde (formidable Billie Whitelaw), d’Isobel potentielle petite amie mais surtout d’Andrew (Dominic Guard, décidément abonné aux rôles troubles depuis Le Messager de Losey), meilleur ami de Frank, presque un frère, donc presque un fils pour Mr Calendar Chacun possédant un recoin dissimulé, tous paraissent suspects.

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La beauté des propriétés, l’immensité des domaines bourgeois n’en fait que mieux éclater les simulacres, les mensonges. On ne sera pas surpris de retrouver une Billie Whitelaw toujours aussi impressionnante, décidément à l’aise dans tous les registres, en gouvernante hostile qui « sait » tout, personnage paradoxal, faussement secondaire, dont la dureté, l’animosité habille des siècles de souffrance. L’ironie du titre n’est pas à négliger. Car ce job qui ne convient pas à une femme, désigne bien par opposition les rôles qu’on tend à lui imposer, ceux de femme au foyer ou de mère. La confrontation Cordelia / Elizabeth se joue sous d’autres signes que les évidences manichéennes. Cordelia, jeune femme déjà trébuchante et frappée du sceau de la solitude, va lever le voile sur le drame vécu par Elizabeth au même âge qu’elle mais 25 ans avant, qui paraît désormais comme un gardien inébranlable du passé. In fine, le fantôme de la jeunesse hante sous toutes ses formes An Unsuitable Job for a Woman.  L’air de rien, avec l’évocation d’une maternité maltraitée et d’un patriarcat meurtrier, et deux générations qui se font face, An Unsuitable Job for a Woman nous expose également avec puissance la place subalterne de la femme dans l’Angleterre de l’après-guerre.

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Dans le film de Christopher Petit, l’intime anéantit les codes du thriller et la recherche de la vérité vire à la quête obsessionnelle, l’aventure introspective. L’histoire de l’autre renvoie à ses propres hantises. Cordelia est une héroïne cernée d’emblée par la mort, plus particulièrement par le suicide. Son associé s’est tiré une balle en lui laissant une confession enregistrée, lui disant qu’elle s’en sortira très bien seule mais – ironie – qu’il lui lègue un pistolet sans jamais avoir possédé la moindre autorisation de port d’arme. A l’image du titre, bien loin des figures de détectives célèbres, Cordelia paraît bien frêle pour l’affaire qu’on va lui confier, et entrer dans la violence perverse du monde.

 

Elle semble si sensible à la douleur des autres qu’elle la fait sienne. Bien plus que l’explication d’un acte ou qu’un meurtrier à découvrir, la douleur de ce jeune homme étreint Cordelia, qui se reconnait dans ses blessures, se sentant solidaire de celui qui a osé passer à l’acte, y retrouvant son propre désarroi dans une empathie démesurée. Mark prend la forme d’un ami fantôme dont elle voudrait être la complice post-mortem. Elle traverse cette affaire aux confins de la folie, jusqu’à flirter avec une schizophrénie qui rappelle Le locataire. La voici installée dans le petit cottage, la maison de Mark où on le découvrit les pieds dans le vide, encore marquée par son désordre, ou sa garde-robe, autant de traces d’une vie stoppée dans son élan. Elle lui empruntera d’ailleurs un pull lorsqu’elle aura froid, s’appropriant le décor du suicidé, ses placards, son quotidien. Ce serait presque un travail de profiler à la Manhunter s’identifiant, s’imprégnant du cadre pour comprendre ; si le personnage ne se montrait pas dès le départ si vulnérable. Immergée dans les vertiges de la mort il ira jusqu’à essayer de remettre se pendre elle-même lors d’une scène absolument troublante et dérangeante.

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Cordelia a accepté peut-être plus que ce que ses épaules ne pouvaient supporter : plus encore une affaire dédiée à ses propres failles, sa propre fragilité jamais explicitée. Pippa Guard apporte toute la grâce nécessaire au personnage, la livrant à la complexité, à son raisonnement opaque, dans cette pugnacité accidentée, cette attitude adolescente et téméraire, se mettant en péril en permanence, psychologiquement et physiquement. Cordelia est d’autant plus passionnante et atypique qu’elle demeure parfaitement insondable.

Baignant dans une esthétique crépusculaire qui poursuit le fantasme, le cinéaste accroît l’étrangeté, l’irréel et le singulier en ajoutant d’inquiétants détails comme ces enfants qui semblent errer dans la nature comme de petits sauvages au visage sale, brisant les vitres de la maison abandonnée ou déambulant dans les pièces comme de petits fantômes. Pourtant lorsque Cordelia les rencontrera dans leur cabane cachée dans la forêt, ils apparaitront presque comme des lutins bienveillants. Le film évolue de plus en plus vers l’irréel.

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Cette ambiance mortifère glisse vers la nuit, sa nuit, à mesure que la vérité s’ouvre sur l’abîme, lui offrant la possibilité d’y sombrer. Au sens propre, comme en témoignera cette extraordinaire scène dans un puits à la lumière de la lune. A l’image de sa direction photo peu contrastée, granuleuse, An Unsuitable Job for a Woman privilégie le questionnement et la zone d’ombre jusqu’au bout. Certes toute résolution ramenant à une réponse brise le sortilège, mais elle préserve l’insondable mystère de son héroïne, entre la lumière et le gouffre. C’est bien la perception de Cordelia qui domine, dans sa fragilité, ses interrogations, son labyrinthe et son amour pour un mort, son amour pour la mort.

 

Suppléments
Dans Mise-en-scène of the Crime (2022, 30 mins), Christopher Petit revient sur les origines du film et sa création. Il est très intéressant d’entendre Dominic Guard évoquer sa carrière et son expérience sur le film A Bridge Too Far (2022, 13 mins) non sans une certaine distance d’ailleurs. Enfin Absolute Fascination (2022, 32 mins) laisse le producteur Don Boyd s’exprimer sur la genèse du film et l’adaptation atypique qu’il constitue. Les trailers cinéma et VHS, une galerie promotionnelle et de photos rares viennent compléter les bonus. Enfin, le livret propose une analyse de Claire Monk, un texte plus ancien de Christopher Petit, des comptes-rendus de production sur le making of du film, ainsi qu’un choix de critiques de l’époque. Ne vous laissez pas tromper par la peur d’une classique et banale adaptation d’un polar à l’anglaise parmi d’autres, car le beau An Unsuitable Job for a Woman vaut bien mieux que ça.

 

Edité par Powerhouse films
Le films possède des sous-titres en anglais uniquement.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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