On associe souvent les éditions Artus au cinéma de genre, que ce soit le giallo, le cinéma gothique italien ou les collections par cinéaste (Fulci, Franco). C’est un peu oublier un autre domaine de niche, beaucoup plus risqué, beaucoup plus rare et plus précieux encore. Pourtant, leur travail en matière de cinéma de féérie, de contes et d’aventures est exemplaire. Qui ose comme eux éditer des perles inconnues de cape et d’épée, des contes tchèques, suisses ou allemands ? A l’image des aventures des valeureux héros qu’ils mettent en scène, l’une de leurs plus belles reste sans doute leur collection Alexandre Ptouchko démarrée avec Le Conte du tsar Saltan, poursuivie avec Le géant de la Steppe et dans une certaine mesure Vij (il l’a officieusement réalisé). Immense cinéaste russe que cet artiste qui mettait en images les légendes russes, pleine de sorcières, de monstres, de lutins volants, de ciels hantés par les éléments ou de cavernes colorées, génie encore trop méconnu dont les œuvres pourtant vieilles de plus de 50 ans continuent encore d’émerveiller malgré leur soupçon de kitsch ; car, ce qui prime avant tout, c’est le paysage de l’imaginaire. Alexandre Ptouchko est un peu l’équivalent cinématographique du dessinateur et peintre Ivan Bilibine, qui illustra justement tellement de contes russes, l’ouverture du recueil constituant à elle seule une invitation au voyage. Cette machine à s’évader est lancée dès les premières images de chaque film de Ptouchko qui nous éjecte de nos fauteuils pour nous aspirer dans l’écran, vers ce vertige de l’ailleurs. Son œuvre nous maintient un pied dans l’enfance et nous assure que c’est un âge éternel qui ne nous abandonnera jamais tout à fait. Sampo est une œuvre à part dans sa filmographie puisqu’il s’agit de la première collaboration entre l’URSS et La Finlande (Mosfilm et la Suomi Filmi) et que Ptouchko s’éloigne ici des récits mythologiques de sa terre natale pour en aborder d’autres, ceux du célèbre Kalavela, un autre récit fondateur dont le médecin et explorateur Elia Lönnrot fut le légataire (collecteur / colporteur ?) au XIXe siècle, s’attelant à collecter les chants épiques anonymes (23 000 vers répartis en 50 chants) dans lequel se trouve l’histoire de ce valeureux – dans le film tout du moins – héros qu’était Lemminkäinen. L’épopée finnoise du Kalevela qui inspira énormément la littérature de Fantasy, Tolkien en tête, est probablement moins connue mondialement que les Niebelungen par exemple. Sibelius la célébra à travers ses extraordinaires poèmes symphoniques, tout autant que le peintre Akseli Gallen-Kallela. Ptouchko puise de ci de là dans le texte d’origine, entre inspiration russe et finnoise, et l’on sait que la rencontre entre les équipes des deux pays provoqua plus un choc de civilisation qu’une osmose, chacun défendant sa propre vision, son propre rapport à l’imaginaire et aux sources.

© Artus Films

Renfort finlandais en terme de réalisation, qui veillait aussi la fidélité à l’esprit, le réalisateur Kustaa Vilkuna voyait rarement d’un très bon œil les décisions du russe tout autant en terme technique que de changement de registre esthétique. Il faut dire qu’ils incarnaient aussi deux idéologies politiques opposées, la droite dure finnoise d’un côté, le communisme soviétique de l’autre. Vilkuna et Ptouchko adoraient le Kalevala, chacun à leur manière. Il est évident que par rapport au Kalevala d’origine, la vision de Ptouchko se porte plus vers le doux conte et les aventures héroïques, là où la version de Elia Lönnrot se révèle particulièrement violente (parfois proche des sagas vikings) avec un emploi régulier de la hache, des membres coupés ou de personnages torturés. Il y est question d’inceste, de viols, de massacres, d’accès de folie qu’on ne retrouvera évidemment pas dans Sampo.

© Artus Films

De la même manière, si Lemminkäinen tient à l’origine plus de l’anti-héros, souvent néfaste, violent, désagréable et aux décisions stupides, ici, il obéit plus aux canons du héros russe exemplaire dont faisait partie Ilya Mouromets. Mais peu importe, car si Sampo prend des libertés avec l’esprit, l’intrigue ou l’esthétique, s’il perd sa dimension cruelle et crépusculaire, il n’en demeure pas moins également en constante recherche de sa  fidélité au Kalevala, créant certes une sensation de va-et-vient entre deux inspirations, mais également une atmosphère singulière dans lequel le cinéma de Ptouchko, cinéaste de la nature et du merveilleux, semble renouveler son univers, trouver des saveurs inédites, de ces voyages des barques sculptées vers les contrées sauvages aux aurores boréales, en passant par ces chemins qui parlent ou ces forgerons magiciens dont l’enclume fait naître un cheval rougeoyant.

© Artus Films

 

Il était d’ailleurs indispensable pour le cinéaste non seulement que le film soit en finnois, mais que les acteurs – à grande dominance russe – s’expriment en finnois pour assurer une post synchronisation parfaite lorsque les acteurs finnois (mentionnés dès le générique d’ouverture) viendraient offrir leur propre voix. Et puis il y a ces costumes spécifiques, le son du Kantelé et les horizons des lacs de Finlande qui dépassent l’exotisme et prétendent à une certaine authenticité. …

© Artus Films

On suit donc avec éblouissement les aventures de Lemminikanen partant à la recherche de sa bien-aimée enlevée par une sorcière sur l’île de Pohjola. La méchante Louhi n’accepte de rendre la belle Anniki que si son frère le forgeron Ilmanen accepte de créer Sampo roche magique moulin produisant des richesses à foison, et dont lui seul a le secret. Projeté malgré lui dans une série d’aventures pour récupérer sa belle, puis Sampo, le héros subira de multiples épreuves, dont celle de mourir plusieurs fois. Le dépaysement est total. Splendeur des effets spéciaux, magie de tous les instants, poésie élémentaire et cosmique, in fine Sampo nous emmène vers des contrées infinies et sublimes. Le seul film pouvant se targuer de ressembler à ceux d’Alexandre Ptouchko est définitivement un autre film d’Alexandre Ptouchko. Nous prions donc pour qu’Artus édite vite le sublime Rouslan et Ludmila.(1972). Il ne s’agit pas de tomber dans la nostalgie du trésor perdu en défendant le cinéma de Ptouchko, mais à l’heure de l’ironie permanente, où la moindre trace de féérie métaphorique – même lorsque le conte est érotique (Poor Things de Yorgos Lanthimos) – suscite la raillerie, on constate combien la survie de ces images est précieuse et nécessaire.

© Artus Films

 

Artus ne se contente pas de sortir un film : il l’accompagne. Et les suppléments s’avèrent indispensables pour recontextualiser le film, en comprendre l’essence et la gestation, que ce soit toute l’aventure houleuse russo-finlandaise et la difficile entente, la création des fabuleux effets-spéciaux (ah ce masque errant, ancêtre du fond vert, mais mille fois plus ensorcelant). Les entretiens avec l’historien du cinéma Nikolaï Mayorov sont d’une précision hallucinante, incroyablement instructifs. Ceux avec l’historienne finnoise du cinéma Mia Öhman le sont tout autant, mais viennent apporter une nuance en insistant sur les fortes tensions qui régnaient entre deux visions de l’imaginaire, quasiment deux vues politiques différentes d’ailleurs, et notamment entre Ptouchko et Vilkuna. Plus anecdotique mais toujours sympathique, l’intervention de Christian Lucas et Stéphane Derderian vient compléter les bonus.

Le livret de Matthieu Rehde rend cette édition plus indispensable encore. « Du Kalevala à Sampo, une production épique » s’attarde à la production du film, la manière dont il a été envisagé en tant que co-production avec la Finlande, explorant les désaccords entre les deux nations, et la difficulté à aboutir à une cohérence esthétique et thématique. Il revient évidemment sur la carrière de Ptouchko. Mais surtout, il explique les origines du Kalevela et comment Elia Lönnrot collecta  les chants, les rassembla et les adapta, comment Le Kalevela est pour ainsi dire rentré dans la légende et à  acquis sa réelle dimension d’œuvre nationale.  Matthieu Rehde entreprend également de résumer l’œuvre à grands renforts de citations, permettant ainsi de mieux saisir les points communs et les différences d’avec son adaptation.. Si Matthieu Rehde met en relief de manière évidente les limites d’une collaboration, il n’en fait pas moins ressortir la richesse, son texte aboutissant finalement à un bel éloge de deux cultures si différentes qui enfantèrent de ce bien étrange bébé.

Sampo d’Alexandre Ptouchko (1963) blu-ray édité par Artus Films

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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