Jerzy Skolimowski – "Travail au noir" ("Moonlighting")

Texte initialement paru en 2011 lors d’une précédente reprise en salle de Travail au Noir. Malavida ressort ce film le 20 mars 2019 à l’occasion de son Tribute to Jerzy Skolimowski. La Cinémathèque française le projette également dans le cadre de sa rétrospective dédiée au cinéaste, à compter du 14 mars.

 

« Au lieu de vous écraser, ce libre génie vous libère. C’est sa vertu capitale »,
Maurice Nadeau, à propos de Witold Gombrowicz

 

Image : Malavida

Les rééditions présentent l’intérêt d’offrir un éclairage nouveau à la fois sur l’œuvre qui fait l’objet de cette réédition mais également sur les réalisations plus récentes de leurs auteurs. C’est du moins le cas pour la ressortie en salle,  de Moonlighting (Travail au noir), datant de 1982, de Jerzy Skolimowski alors que son dernier film, Essential Killing, est toujours visible sur les écrans. En effet, un certain nombre de critiques, y compris sur Culturopoing, ont pu reprocher à Essential Killing sa « neutralité » vis-à-vis des sujets qu’il évoque : le fondamentalisme musulman et les méthodes américaines « guantanamo-aboughraibiennes » notamment. D’autres, au contraire, saluent un cinéma de la fuite et de la résistance, cinéma qui s’inscrit dans le prolongement des préoccupations, pour une part autobiographiques, de Skolimowski, celui du Départ (1967) et de The Lightship (Le Bateau-Phare, 1986). Si nous jouons à l’historien, nous découvrons qu’un débat similaire animait déjà le monde de la critique française lors de la sortie de Moonlighting.

A propos de ce film qui raconte comment quatre ouvriers polonais retapent, au noir, une maison à Londres entre le 5 décembre 1981 et le 5 janvier 1982, on peut trouver, dans la presse de l’époque, des positions également contrastées. D’une part, certains estiment que les événements polonais (le coup d’état militaire de Jaruzelski a lieu pendant le séjour des ouvriers) sont traités de manière superficielle et désinvolte (Mireille Amiel in Cinéma 83, n°289, janvier 1983, p. 52). Pour eux, les trois ouvriers sont présentés comme des imbéciles tout au long du film et leur contremaître, lui seul parlant l’anglais, ne manifeste qu’une curiosité relative aux nouvelles qu’il reçoit de la situation en Pologne, situation qu’il décide de cacher à ses compagnons afin de permettre au chantier de se poursuivre. D’autre part, les tenants d’un avis contraire défendaient le film pour ces défauts justement, rappelant la vieille opposition godardienne distinguant les films à « sujets » ostentatoirement politiques qu’ils opposaient aux cinéastes qui font politiquement des films. Selon ces critiques, Jerzy Skolimowski appartient à cette dernière catégorie alors que Costa-Gavras, qui sortait Missing au même moment que Moonlighting, serait l’exemple type de la première façon de faire. Les auteurs de ces articles voient dans l’attitude de Skolimowski, son refus de prendre position pour Solidarnosc contre Jaruzelski et ses sbires, une forme d’honnêteté intellectuelle et esthétique. En exil politique depuis plus de dix ans en Angleterre, Skolimowski parle à travers son film, « non de la Pologne, mais de son manque à la parler » (Alain Carbonnier in Cinéma 83, n°290, février 1983, p.36).

Pourtant, la vision de Moonlighting en 2011 donne le sentiment qu’il serait tout à fait possible de donner raison aussi bien aux contempteurs du film qu’à ses supporters. Il y a bien de la légèreté dans le traitement du sujet et, certainement, une grande authenticité dans les intentions de Skolimowski d’aborder humblement le conflit polonais. Ce qu’apporte la distance que nous avons sur les regards politisés qui, à l’époque, englobaient systématiquement la vision extra-cinématographique d’une Pologne alors déchirée pour lire Moonlighting, c’est une possibilité de mieux saisir aujourd’hui l’aspect fuyant de cette œuvre.

Image : Malavida

On peut avancer que l’enjeu, chez Skolimowski, est ailleurs que dans le politique. Il est plutôt motivé par la volonté de décrire ce qu’André Bazin appelait « une vision essentielle du monde », vision construite sur la distance maximale qui peut exister entre deux actions : des chars entrent dans Varsovie, un homme cache sa casquette pour voler une dinde dans un Monoprix anglais. Jerzy Skolimowski est un des rares cinéastes vivants capable de mettre en scène un gag comme le faisaient les grands cinéastes du burlesque pour lesquels il a une très grande admiration. Il y en a d’ailleurs plusieurs de ces gags dans Moonlighting « le héros est comme un point minuscule englobé dans un milieu immense et catastrophique, dans un espace à transformation » (Gilles Deleuze à propos de Chaplin et Keaton, L’Image-Mouvement, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 237). Incontestablement, à l’image de la Pologne envahie, la maison en cours de rénovation est un bon exemple d’ »espace à transformation », vraie « maison démontable », avec ses murs qui s’écroulent, ses canalisations qui fuient et ses fils électriques dénudés. L’humour absurde des situations découle de cet écart entre des gestes minuscules et l’univers qui les englobe, de là aussi le pessimisme foncier du film de Skolimowski. Malgré sa volonté de bien-faire, le contremaître, interprété par Jeremy Irons avec beaucoup de subtilité et une économie de moyens très « keatonienne », accumule les bourdes (l’achat d’un téléviseur de seconde main qui ne marche pas, le vol de son vélo, etc.) et se laisse dépasser par le comportement agressif des Anglais qu’il rencontre. Jerzy Skolimowski avoue dans un entretien datant de 1984 (in Cinéma 84, juillet-août 1984, pp. 26-27) avoir voulu porter un regard féroce sur l’Angleterre et ses habitants, utilisant ses clandestins pour mettre en évidence les travers de la mentalité anglaise.

Cependant, à nouveau, l’essentiel du film ne tient pas, non plus, dans la critique acide de l’Angleterre. La réponse serait plutôt à chercher dans l’ »immaturité » du contremaître de Moonlighting. Celle-ci, complètement assumée par Skolimowski et elle aussi héritée du cinéma burlesque, le fascine depuis longtemps. Il partage d’ailleurs cet intérêt avec son compatriote, l’écrivain Witold Gombrowicz dont il a adapté Ferdydurke (1991). Cette immaturité apparaissait déjà chez les adolescents inexpérimentés du Départ et de Deep End (1971) et se manifeste à nouveau chez les ouvriers de Moonlighting ou, dernièrement, chez le taliban d’Essential Killing. Dans Moonlighting, elle gagne également la forme du récit raconté par la voix off peu assurée du contremaître, ce qui permet à Jerzy Skolimowski d’alterner une mise en scène tantôt réaliste, tantôt humoristique, sans souci d’homogénéité et sur un ton enlevé. Ce ton est dû pour une part aux conditions de réalisation : « écrit en onze jours, la pré-production a duré deux semaines, le tournage vingt-trois jours sans arrêter ni les samedis ni les dimanches » comme le précise Jerzy Skolimowski dans un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma en juillet 1982. Les conditions de tournage du film rejoignent ici son propre sujet. Grâce à ce procédé, Skolimowski conteste de l’intérieur le genre qu’il adopte, ici le film politique, et force l’époque à abandonner un peu de son sérieux par une dérision toujours présente vis-à-vis de son héros et de son propos. On touche là peut-être à ce qui a échappé à la critique française contemporaine de Moonlighting, une critique habituée aux classifications binaires (faire un film politique ou politiquement un film) dans lesquelles n’entre pas le film de Skolimowski. Ce dernier, héritier d’une tradition littéraire propre à l’Europe de l’Est (celle de Gombrowicz, Déry, Hlakso), développe au contraire un univers paradoxal qui ne repose ni sur le silence, ni sur l’engagement, mais sur la critique distanciée de toute forme établie.

Image : Malavida

Peut-être pour cette raison, le cinéma de Jerzy Skolimowski demeure méconnu, malgré les ressorties, malgré les hommages (comme celui que lui consacre le Festival Paris Cinéma pour l’instant), ou malgré son retour au cinéma avec Quatre nuits avec Anna, en 2008, après une éclipse de dix-sept ans. Comme l’écrit Cyril Cossardeaux dans son article sur Essential Killing, article évoqué ci-dessus, les films de Skolimowski « révèlent souvent une hétérogénéité de thématiques et de styles assez rare chez un cinéaste que l’on peut pourtant incontestablement ranger dans la catégorie des « auteurs ». Gageons d’ailleurs que cette image un peu brouillée a contribué à en faire un réalisateur encore largement sous-estimé et plutôt méconnu d’un public plus large que celui des cinéphiles avertis ». En cela, Jerzy Skolimowski rejoint Monte Hellman dont le dernier film, Road to Nowhere, a rencontré les mêmes problèmes de compréhension et de réception publique. A l’opposé d’autres cinéastes de leur génération, Terrence Malick et Roman Polanski avec lesquels ils ont souvent été rapprochés, Monte Hellman et Jerzy Skolimowski ont réussi à éviter de se « faire la gueule » de l’Auteur dont on attend la prochaine œuvre en espérant y retrouver les signes de reconnaissance de la précédente. Dans leurs films, ils se préservent un pouvoir de renouvellement, une certaine jeunesse, par une attitude qui, comme nous avons essayé de le démontrer à travers cette critique de Moonlighting, échappe aux attentes et catégorisations faciles. Moins tournés vers l’affirmation d’eux-mêmes comme artistes produisant des œuvres qui se veulent « parfaites », inspirées par Kubrick ou Hitchcock (The Tree of Life ou The Ghost Writer), Monte Hellman et Jerzy Skolimowski préfèrent reposer éternellement la question « qu’est-ce que le cinéma ? », – par les jeux avec les genres chez l’un, l’humour distancié chez l’autre, l’intelligence sûre d’elle-même et de ses effets chez les deux -, plutôt que de chercher à y répondre.

 

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

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A propos de Alain Hertay

1 comment

  1. tacnet

    Je viens de le revoir après l’avoir découvert certainement il y a 35 ans en première diffusion sur canal +
    Je ne m’étais pas rendu compte du travail corporel totalement burlesque de jeremy irons

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