James L.Brooks – « Tendres Passions / Terms of Endearment » (1983)

Véritable institution outre-Atlantique, figure ultra respectée voire vénérée (lire à ce sujet les nombreuses interviews de Judd Apatow, son héritier légitime), James L.Brooks a longtemps fait l’objet d’un dédain inversement proportionnel en France. Cinéaste rare, il n’a signé que six longs-métrages en quarante ans, même si plusieurs ont été de grands succès, il reste principalement associé au petit écran pour lequel il a œuvré durant plusieurs décennies. Il débute en tant que copyboy pour CBS News, avant de devenir à partir de 1969 scénariste et showrunner de Room 222 et surtout de la multirécompensée The Mary Tyler Moore Show (diffusée de 1970 à 1977). Jusqu’au début des années 80, il s’exerce sur une vingtaine de séries comme scénariste, producteur et consultant. Si celles-ci sont très populaires et importantes aux Etats-Unis, elles ne trouvent pas de plages horaires sur les chaines de télévision hexagonales. Le rejet dont a il a pu faire l’objet dans nos contrées peut ainsi en partie s’expliquer par une méconnaissance de ses travaux à laquelle s’ajoute un rejet de principe de la part d’une certaine presse de l’époque, à l’encontre des créations télévisées. En 1979, il signe son premier scénario pour le cinéma avec Merci d’avoir été ma femme (Starting Over), réalisé par Alan J.Pakula et porté par le trio Burt Reynolds / Jill Clayburgh / Candice Bergen. Ce même Pakula sera, peu après, pressenti pour réaliser Tendres Passions, adapté d’un roman de Larry McMurtry publié en 1975, mais décline avant de recommander celui qui vient de lui permettre de renouer avec le succès. Un mot sur cet écrivain prisé par le monde du septième art mais relativement méconnu du grand public, ses écrits ont été à l’origine, excusez du peu, de Le plus sauvage d’entre tous de Martin Ritt, La Dernière séance de Peter Bogdanovich, Lovin’ Molly de Sidney Lumet ou plus tard Le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee. Brooks décide alors de lire le livre puis, bouleversé, se lance dans l’écriture avec l’intention ferme d’en assurer la réalisation. Il réunit Shirley MacLaine qui refusa le rôle du Docteur Lesh dans Poltergeist pour jouer dans le film, Debra Winger, tout juste sortie du carton d’Officier et Gentleman de Taylor Hackford, et Jack Nicholson qui deviendra en quelque sorte son acteur fétiche par la suite. Plébiscite critique et public sur ses terres, le métrage rapporte près de 110 millions au box-office yankee pour un budget de 8, avant de récolter cinq Oscars : Meilleur film / Meilleur réalisateur / Meilleur scénario adapté / Meilleure actrice pour Shirley MacLaine / Meilleur acteur dans un second rôle pour Jack Nicholson. Un phénomène américain, totalement méprisé en France, où il rencontre par ailleurs également le succès. Les années passant, de nouvelles générations de journalistes émergent, James L.Brooks bénéficie peu à peu des faveurs de la presse hexagonale et a droit à une certaine réhabilitation. La ressortie dans les salles françaises de Tendres Passions, près de trente ans après sa sortie par Les Acacias, est autant l’occasion d’observer l’évolution de cette réception que de se replonger passionnément dans une œuvre majeure et précieuse. Aurora (Shirley MacLaine) a élevé seule sa fille Emma (Debra Winger). Mais son amour étouffant et ses angoisses conduisent Emma à se marier à la première occasion avec un jeune professeur d’université, Flap Horton (Jeff Daniels). Le couple devient rapidement une famille avec trois enfants et se heurte à des difficultés financières et conjugales. Emma a de plus en plus besoin du soutien affectif de sa mère. Pendant ce temps, cette dernière commence à tisser des liens avec son voisin, Garrett Breedlove (Jack Nicholson), un astronaute retraité…

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Copyright 1983 ParamountPictures 2022

Le prologue débute dans un noir quasi total, quelques secondes durant, le dialogue prime sur l’image. Une dispute de couple autour d’une situation banale : Emma encore bébé, dort profondément, sa mère la croit morte, le père tente de la raisonner. En une minute à peine, avant que ne s’affiche le titre, James L.Brooks déploie déjà sa capacité à mêler les genres et les tons. La scène, empreinte de drôlerie et d’inquiétude, est à la fois attendrissante et effrayante. Il crédibilise un enjeu vital à l’intérieur d’un instant totalement quotidien, autant qu’il fait ressortir le caractère excessivement protecteur d’Aurora, profondément aimante et maladivement angoissée. Ce portrait contrasté, que le film ne va cesser de creuser, affiner et développer, ne souffre d’aucun jugement (pas une once de cynisme) de la part d’un auteur qui se va poser en observateur bienveillant et attentionné. Dès lors, il sonde minutieusement les hésitations et contradictions de ses personnages, dans une langue à la fois spontanée et sophistiquée : ici chacun apparaît en mesure de verbaliser ses erreurs et ses propres limites, avant de se révéler plus en difficulté au moment de passer outre, de s’élever. La simplicité feinte et la justesse de ton naissent de l’artifice, la sensation de tranches de vies recrées à l’écran sont la résultante d’un simulacre virtuose, suffisamment conscient de sa nature pour perpétuellement la transcender. Des dialogues tour à tour savoureux et déchirants, incarnés par des comédiens irréprochables (très convaincante Debra Winger, pathétique Jeff Daniels, touchant John Lithgow) quand ils ne sont pas irrésistibles (le duo Shirley MacLaine/Jack Nicholson en tête) attestent de qualités d’écriture et de direction d’acteurs avérées et globalement reconnues. Ce sont pourtant loin d’être les seuls atouts du cinéaste débutant.

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La durée, imposante (près de 2 heures 10) bien que paradoxalement réduite si on la compare à ses antécédents télévisuels et ses multiples saisons, témoigne d’une ambitieuse volonté de plénitude. La maîtrise du rythme, du timing, tantôt comique tantôt dramatique, ainsi que l’homogénéisation d’une œuvre fleuve naviguant entre la chronique familiale, la comédie romantique et le mélodrame (registre qu’il prend longuement le temps de ménager voire refouler, évacuant la tentation du tire-larmes) forcent quant à elles le respect et l’admiration. Tandis que le récit s’appuie sur un scénario elliptique où les séquences se succèdent dans une grande fluidité, chaque segment semble constituer en soi un véritable court-métrage. Des parcelles en elles-mêmes dramaturgiquement riches, dont l’enchaînement narratif va progressivement conférer ampleur et envergure au long-métrage dans sa globalité, à l’opposé du schéma feuilletonesque autrefois dénoncé en France. Réalisateur à la grammaire cinématographique en apparence simple, n’ayant pas à proprement parler de velléités de formaliste, Brooks ne néglige pas pour autant le cachet visuel de ses images. Il peut compter sur les talents d’Andrzej Bartkowiak à la photographie (Le Prince de New York, Le Verdict, Contre-enquête) et Richard Marks au montage (Serpico, Le Parrain 2, Apocalypse Now) pour lui prêter main forte. Il bénéficie également d’un soin particulier accordé aux couleurs ainsi qu’à la composition des cadres, bien plus élaborée qu’elle pourrait n’y paraître (à l’instar par exemple des piles de livres jonchant l’appartement d’Emma et Flap). Ce dernier point permet de mettre en lumière l’apport d’une grande dame de l’ombre : la chef décoratrice et costumière Polly Platt. Ex-épouse de Peter Bogdanovich qu’elle a épaulé sur plusieurs de ses réalisations phares (The Last Picture Show, What’s Up, Doc ?, Paper Moon), avant de collaborer avec Robert Altman (Nous sommes tous des voleurs) ou George Miller (Les Sorcières d’Eastwick) puis devenir scénariste et productrice (elle mettra le pied à l’étrier à Cameron Crowe et Wes Anderson). À noter qu’elle sera à l’origine de la rencontre décisive entre Matt Groening et James L.Brooks qui accouchera ultérieurement des Simpsons.

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D’une certaine façon, Tendres Passions est autant une chronique familiale (fictive) bouleversante articulée autour d’une relation mère-fille contrariée, racontée sur plusieurs années que la naissance d’une vraie famille de cinéma à laquelle le réalisateur va refaire appel dans la suite de sa carrière. C’est bien là le principal héritage télévisuel auquel il consent, fédérer une équipe soudée, créer une énergie de troupe, où les liens dépassent peu à peu le seul champ professionnel, permettent d’heureux accidents à même de nourrir et enrichir l’ensemble. Chef d’orchestre modeste refusant de tirer la couverture sur sa personne au profit d’un dessein collectif, il préfère sublimer ceux et celles qu’il filme. Il impose pourtant discrètement sa musique et sa singularité. Sa propension à sophistiquer la quotidienneté, donner à l’ordinaire une consistance extraordinaire, évoquer une période temporairement définie tout en lui conférant une résonance universelle, basculer en une réplique, une seconde, un geste, d’un registre à l’autre, sont un échantillon des composantes grandement estimables de son travail. Grand humaniste, aucun personnage n’est bon ou méchant, tous sont profondément humains, dans leurs défauts et leurs qualités, prêt tôt ou tard à s’améliorer ou du moins essayer de le faire à travers les choix qui s’imposent à eux ou qu’ils s’imposent. James L.Brooks se pose en moraliste, au sens philosophique du terme, dans la continuité d’un courant de pensée américain initié par Ralph Waldo Emerson puis surtout Stanley Cavell, auteur de réflexions sur le scepticisme et le « perfectionnisme moral », ayant confronté ses interrogations au septième art (À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage). Ici, nul n’est condamné, personne n’est prisonnier de son statut ou de sa condition, chacun a le droit au bonheur, qu’il soit durable ou éphémère. La redécouverte de ce formidable coup d’essai qui contient toutes les forces et spécificités de l’art « brooksien », s’exprimant déjà à pleine maturité, émeut d’autant plus remis en perspective avec la rareté sur grand-écran de son cinéaste. En débutant cette nouvelle carrière à l’âge de quarante-trois ans, il a su attendre le bon moment, dans sa vie d’homme et d’artiste, pour se lancer, décidé à ne pas perdre de temps. Près de quatre décennies après sa sortie, son premier long-métrage n’a rien perdu de sa vigueur et de sa foisonnante richesse, il semble même s’être bonifié, il figure désormais au rang des grandes œuvres populaires, intemporelles et transgénérationelles.

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A propos de Vincent Nicolet

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