Fille d’un exilé politique chilien, la documentariste montpelliéraine Elvira Diaz s’intéresse pour la troisième fois à l’histoire d’un pays profondément meurtri par le coup d’état de 1973. Au fil des allers-retours, ses films grandissent en nous jusqu’à cette rencontre au Patio 29 avec Lelo, vieux fossoyeur bouleversant. El Patio fait dès lors partie de ces œuvres documentaires aussi marquantes que nécessaires et on comprend sans peine le compagnonnage lancé par un festival comme Doc-Cévennes, d’autant qu’il a adopté comme devise une phrase de Patricio Guzman, « Un pays sans documentaire, c’est comme une famille sans photo ». Si la « famille »  de Lelo est ici composée de quelques semblables, de silhouettes sans noms et d’une multitude de fantômes, le film d’Elvira Diaz nous montre avec pudeur  la lente reconstitution d’identités qu’on  a voulu effacer de l’album de l’Histoire.

Comment est venue l’idée d’El Patio ?
J’ai eu cette idée pendant le tournage de mon film précédent, car la tombe de Victor Jara se trouve en face du patio 29 et au fur et à mesure du tournage, moult questions me sont venues sur ce secteur et quand j’ai su qu’il y avait des fossoyeurs de l’époque encore en poste, j’ai eu le déclic, l’évidence.

Vous filmez Lelo mangé par l’obscurité face au mur des victimes du cimetière général de Santiago du Chili. Pendant cette longue et sublime introduction, c’est comme si sa mémoire remplissait les interstices de ses fantômes. Cette figure esthétique m’évoque aussi le moucharabieh des patios orientaux qui filtre la lumière et permet de ne pas être vus, comme si l’histoire des corps enterrés au patio 29 après le coup d’état se dérobait à la mémoire de Lelo…
Ce mur lumineux est une œuvre permanente du Musée de la mémoire et des droits de l’homme de Santiago, c’est une œuvre de l’artiste Jaar qui représente symboliquement tous les disparus du Chili. Ce qui m’a touché dans cette scène, c’est l’intimité et le moment de confiance que nous avons vécu, dans l’obscurité, avec Lelo, sous terre, dans l’obscurité. C’est une des premières scènes que nous avons tournées, quand il avait encore peur d’être filmé au cimetière car il avait reçu des menaces anonymes par téléphone. Oui, ombre et lumière dans cette scène sont des motifs ouverts à toute interprétation symbolique. J’ai les miennes, vous avez les vôtres, j’aime laisser le spectateur s’accaparer ces scènes.

El Patio, d'Elvira Diaz Cosmographe productions 2016

El Patio, d’Elvira Diaz © Cosmographe productions 2016

Les morts sont ici plus présents et peut-être mieux traités que les vivants : l’agencement soigné des squelettes, le chapiteau au dessus du carré de tombes réservé aux gens du cirque… On connaît l’importance de la mort dans la culture mexicaine. Est-elle aussi centrale dans la vie des chiliens ?
Je ne connais pas la culture mexicaine suffisamment pour comparer et je ne suis allée que six fois au Chili en tout et pour tout. J’ai filmé avec mon ressenti et non pas comme une experte des rites chiliens. Je suis née en France, fille de réfugié politique et cela fait quinze ans que je vais au chili pour faire mes films. Je ne suis jamais allée au Mexique. Ce que je peux dire, c’est que le cimetière général de Santiago est organisé par secteurs. Les morts y sont enterrés par métiers ou nationalités ou catégories sociales. C’est une grande ville de 86 hectares où sept jours sur sept, il y a de l’activité car les allées sont tout le temps pleines de visiteurs et de proches, on est loin de la désertification des cimetières français. On fête les anniversaires des morts en venant pique-niquer devant la tombe, on y chante, on dépose des cadeaux à Noël. Le lien reste fort souvent très longtemps, oui.

Vous interrogez la transmission du travail de mémoire à travers un très beau personnage : un jeune fossoyeur, habité par le sacré de sa fonction et dont les gestes méthodiques rythmeront la narration. Pour vous sa démarche est thérapeutique si l’on songe à la manière dont les corps étaient traités par les militaires ?
Thérapeutique ? Disons que notre intention, avec Florence Jacquet la monteuse, était en effet de présenter le travail d’un fossoyeur en temps de paix, dans des conditions normales, pour contraster avec l’irruption du chaos dès le coup d’État. Pour moi, c’est un peu Lelo, jeune, car le travail est le même depuis de nombreuses générations, les gestes sont les mêmes. Aussi, sa tendresse naturelle pour les morts et son respect particulier des familles m’a interpellée, oui. Il m’a permis de pouvoir approcher et désacraliser le rapport à la « matière » pour pouvoir filmer sereinement et au fur et à mesure de l’avancée du film, il manipule des os de plus en plus gros pour permettre à la dernière séquence de restitution d’être plus facilement acceptée par le spectateur. Il nous permet de comprendre que la « réduction » ( mettre les restes dans un petit cercueil ) est ordinaire dans ce cimetière et il nous amène à accepter la manipulation des os, ce qui, pour moi, pouvait permettre d’être plus concentrés sur la famille dans la scène finale, sans être choqués uniquement par le dévoilement du squelette d’une victime.

Parmi les ponts avec Y volveré : la photographie d’une équipe de foot. Toujours cette nostalgie de la camaraderie et de l’esprit d’équipe, insouciant ou militant d’avant la catastrophe…
Exactement.

El Patio, d’Elvira Diaz © Cosmographe productions 2016

El Patio, d’Elvira Diaz © Cosmographe productions 2016

De même, la peur de témoigner quarante ans après résonne avec l’angoisse du retour au pays. C’est toute cette génération qui baigne dans la culpabilité…
Je ne pense pas que la culpabilité soit au premier plan dans Y volveré et El Patio. Lelo est clairement une victime et n’a rien à se reprocher, il est entier et sûr de lui. Il a risqué sa vie plusieurs fois pour rendre des corps à leur famille ou cacher des résistants. Pour mon oncle, il a fait vingt ans d’analyse pour pouvoir revenir sereinement au Chili. Ce n’est pas un retour facile, certes, mais il assume ses choix, voire ses erreurs. Toute cette génération ne se morfond pas forcément dans la culpabilité. On est coupable quand on a mal agi, de quoi seraient coupables ces personnages et cette génération ? Par contre, beaucoup essayent de faire culpabiliser les exilés, les taxant de profiteurs, de lâches. Les chiliens de droite essayent de faire porter la culpabilité des événements aux pro-Allende de l’époque.

Dans ce nouveau film, vous faites parfois rimer les éléments : un plan sobre et distancié mais extrêmement parlant de la cheminée d’un four crématoire et l’évocation des nazis par les manifestants. Ou les notes de guitare mélancoliques qui accompagnent le film et l’évocation de la dépouille de Victor Jara, sujet de votre film précédent. Ces associations sont fortuites ou elles étaient pensées ?
C’est pensé ! ( sourire ) Mais la guitare est très présente au Chili. Il y a une guitare dans chaque foyer. La musique est composée et jouée par mon cousin René Lagos-Diaz et il m’a dit s’être clairement inspiré de certains accords de Victor Jara ou Violeta Parra, en clin d’œil.

Ce qui est toujours très impressionnant dans le film, c’est la façon dont les témoins peuvent passer d’un récit extrêmement douloureux, macabre, à des détails futiles et à l’inverse d’une simple conversation à un regard caméra bouleversant. Vous avez enregistré beaucoup de matériel que vous n’avez pas utilisé ?
Le film dure 1h22, il y a 60 heures de rushes. J’aime dans mes films dédramatiser, oui. Et dévoiler une part du caractère solide des gens avec qui je travaille. De l’enfer que l’on raconte, on revient soudain à de la légèreté, la vie continue, on rit, on mange, on se taquine.

La mise en scène d’El Patio est extrêmement stylisée. D’un côté les jeux d’ombre et de lumière traduisent ces zones obscures de l’histoire chilienne que vous vous apprêtez à creuser. De l’autre le souvenir refleurit dans le réel par de longs intermèdes au Patio 29 évoquant le nécessaire recueillement…
Pour les jeux ombre et lumière, c’était complètement inconscient. On m’a fait remarquer pendant le montage d’El Patio que je mets en scène à chaque fois dans mes films des scènes d’aveuglement, très claires et des scènes très sombres. Effectivement. Avec les sens explicites et personnels que chacun y met.

fossoyeurs

El Patio, d’Elvira Diaz © Cosmographe productions 2016

Qu’il s’agisse des racines des descendants d’exilés qui reviennent au pays ou des morts qui attendent qu’on les reconnaisse, la quête de l’identité est importante dans votre travail. Ici grâce aux retrouvailles entre la famille et les restes de Carlos Guzman, le Patio 29 redevient-il un lieu de mémoire plutôt que le tombeau des victimes anonymes de la dictature?
Le Patio 29 est un lieu de mémoire, oui, classé monument historique maintenant, tous les corps ont été retirés dans les années 90, mais de nombreuses familles ou visiteurs viennent s’y recueillir encore, symboliquement, tous les jours. Les restes des morts du Patio 29 sont gardés aujourd’hui au service médico légal. On restitue en moyenne entre 1 et 5 corps aux familles par an, au fur et à mesure de l’avancée des procès. L’avancée des identifications est fiable dorénavant grâce aux analyses ADN. Sans dépouille, le deuil est impossible pour les familles.

Avec l’introduction de la manifestation dans le cimetière, puis sa répression, vous faites entrer tout le pays dans le Patio 29 et du coup dans votre film…
Tout le pays ? Les soutiens au dictateur, le Chili de droite n’est pas là, sauf si l’on veut voir dans la répression actuelle un écho à la répression sous la junte. En tout cas, j’ai eu une volonté de superposition des époques, c’est une ouverture au Chili d’aujourd’hui, oui.

Comment les autorités chiliennes perçoivent-elles votre démarche et vos films ?
Je n’en sais rien, je n’ai jamais eu de retour de la part des autorités. Mais le Chili est toujours coupé en deux. Ceux de gauche trouvent mon travail nécessaire, ceux de droite m’ignorent.

Lelo donne vie à un second questionnement: où sont passés les disparus qu’on a eux fait disparaître du patio 29 ?
Oui. Le film soulève plusieurs questions qui, je pense, n’ont pas beaucoup été soulevées lors des enquêtes officielles menées jusqu’à aujourd’hui.

Que ce soit le recul aérien du plan d’ouverture ou une certaine manière de filmer à ras de la matière organique, par exemple le ruissellement de l’eau et le travail de la rouille, on retrouve un style commun à un autre Guzman, Patricio, grand fossoyeur-creuseur de la mémoire chilienne notamment avec l’excellent Bouton de nacre. On pourrait presque penser que El Patio est un des nombreux plis, une plaie réouverte de ce Chili qu’il regardait depuis le ciel. Ressentez-vous une filiation avec son travail et quelle place ses œuvres ont-elles eu dans votre parcours à travers la mémoire de votre propre famille ?
Je ne pense pas faire des spin-off des films de Patricio Guzman ( rire ). J’apprécie et connais son travail évidemment. Nous avons des obsessions communes mais nous ne sommes pas de la même génération. Il a vécu la dictature et l’exil. Moi, je suis née en France, j’ai découvert le Chili à l’âge de 26 ans et je pense que nous portons chacun un regard et des sentiments très personnels et différents sur l’histoire du pays. Je ne pense pas être empreinte de la même façon par les événements mais son travail fait partie de mes références, évidemment, comme celui de Rithy Panh, par exemple. J’aimerais le rencontrer un jour, on n’arrête pas de se rater… ( sourire )

Elvira Diaz

Elvira Diaz

Lelo évoque le souvenir d’un cinéaste noir américain tellement grand qu’il ne rentrait pas dans son cercueil. Quand vous filmez au plus près l’intervention des gardes mobiles, vous aviez conscience de refaire peut-être un itinéraire similaire à ce cinéaste oublié dans le Patio 29 ? Avez-vous retrouvé son nom, visionné ses films ?
( perplexe ) Je ne comprends pas quel est le lien entre mon travail de réalisatrice et l’enterrement sauvage de la personne évoquée qui avait été assassinée et probablement torturée en 1973. Vous dites cela uniquement par rapport à son métier ? Lelo n’a pas su me donner le nom de cette personne, je ne sais pas qui c’est…

À travers votre film, le temps nous enseigne : personne n’a envie de se souvenir du bourreau, dont la tombe deviendra encore plus anonyme que celles de ses nombreuses victimes…
Ce bourreau, Osvaldo Romo, est l’un des pires tortionnaires de la junte. Il militait à gauche avant d’avoir été lui-même arrêté et torturé puis il a viré de bord complètement. Cet homme était assez limité, au bord de la débilité et il a été la marionnette des gradés les plus sadiques. Il a fini sa vie en prison en livrant des interviews effroyables où il confirmait ses fantasmes d’extermination des communistes en disant qu’il aurait été plus malin de jeter leurs corps dans le cratère d’un volcan pour que jamais on ne les retrouve. Une fois revenue la « démocratie », personne du régime militaire ne l’a soutenu au tribunal ni visité en prison. Mépris total. Seul des religieux l’ont accompagnés à sa mort et ont payé son inhumation, d’où l’absurdité d’avoir destiné initialement son cercueil au secteur des bonnes sœurs. Aussi, cet homme a torturé le directeur du service médico légal ( l’homme en blouse que l’on voit diriger la remise de corps à la fin ). Médecin engagé, ce docteur a survécu à six camps de tortures avant de s’exiler en Grande-Bretagne. La première torture qu’il a subi est une claque monumentale sur l’oreille donnée par Romo. Son tympan a éclaté, il est sourd d’un côté aujourd’hui. Les fossoyeurs du cimetière général appellent Romo « le chien » car seul un chien suivait le cortège ce jour-là.

Vous aviez présenté le projet d’El patio au public du festival l’an passé. Que vous ont apporté rétrospectivement ces débats dans la construction du film ?
J’ai beaucoup apprécié cette rencontre. Le public arrivait déjà à lire nombre de mes intentions et surtout le ton du film juste sur quelques rushes présentés. On m’avait dit que malgré l’horreur et la mort, on sentait beaucoup la vie, la force de vie et ma tendresse pour les lieux et les personnages, cela m’avait confortée dans la direction que je prenais. Le public de Lasalle est ouvert et généreux.

Après avoir bouclé cette trilogie, vers quoi avez-vous envie de vous tourner ?
Je n’ai jamais dit que je faisais une trilogie, c’est une invention des médias. Je suis déjà sur deux autres projets au Chili. Je suis en train de préparer pour la première fois, un film avec des gens de ma génération.

El Patio, d’Elvira Diaz  au festival Doc-Cévennes de Lasalle ( Gard ) le vendredi 26 mai à 21h.

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