A notre corps défendant – à propos « D’en bas je m’y courbe » de Louise Dumont

« Article 2 : des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques sur le cadavre d’une personne n’ayant pas fait connaître de son vivant son refus d’un tel prélèvement. »

(Thèse française dite du « consentement présumé » en matière de don d’organes. Loi « Caillavet » du 22 décembre 1976, abrogée, puis reprise par la loi 94-654 du 29 juillet 1994.)

Il y a des nuits comme ça qui n’en finissent pas : on les appelle communément « nuits blanches ». Soit : une certaine manière de ne plus fermer les yeux. Mais avant tout, la nuit blanche est le royaume de la Fée électricité. Car, c’est de manière bien impropre que nous désignons l’acte de naître par l’expression usuelle de « voir le jour », tant du jour réel nous ne voyons la plupart du temps qu’un vague simulacre, une sorte de lumière pâle et maladive, de nappage uniforme.

Ainsi prospérons-nous depuis nos débuts, de la caverne à l’immeuble et de la terre au béton,   nous inventant à loisir de nouvelles manières d’être, entre l’anonymat rassurant des cages d’escalier et le podium désertique des parkings souterrains :  un certain type de joie du blockhaus, d’épanouissement carcéral, de cocooning concentrationnaire, commandé par le vertige paradoxal de profondeurs murées et l’ironique impasse des sorties de secours.

De cette race ensevelie d’hommes domestiques qui se déprennent d’eux-mêmes à mesure qu’ils s’apprivoisent, Louise Dumont explore le cadre de vie, y révélant –comme tapies dans l’ombre- des formes toujours plus fragiles de résistance, à commencer par ce qu’il faut bien nommer de curieux prototypes de « femmes d’intérieur ».

 

« Or, c’était le symptôme d’être femme, tout abruptement, et chacun le sait encore : ustéra : ce qui est tout à fait en arrière, au fond, à la limite : la matrice. Le mot « hystérie » apparaît pour la première fois dans le 35 ème aphorisme d’Hippocrate, où il est dit : « chez une femme attaquée d’hystérie, ou accouchant laborieusement, l’éternuement qui survient est favorable ». Cela signifie que cet utérus est doué de déplacement. Cela signifie que cette espèce de « membre » de la femme est un animal. »

(Georges Didi-Huberman–Invention de l’Hystérie/Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière- éditions Macula)

  • Modèle : Jack Eles (série « D’en bas je m’y courbe »)

 

 

D’abord, il y a cette curieuse emprise du visible sur les ténèbres : la lumière comme une paire de mâchoires – une tenaille, un étau. Morsure paisible – semblable à celle du lion qui étouffe doucement sa proie au garrot – et qui se résout en nimbe, s’étale en halo. Normal après tout, il en est des espaces secs comme des zones superposées de l’océan : une mince frange de vie fréquentable, de quotidien exposé, continue de subsister à la surface du réel, telle une « zone photique » où affleurent parfois les grands prédateurs des abysses. Est-ce vraiment un hasard, dès lors, si la femme que nous voyons dans cette lueur trouble d’eau bleutée s’apparente aussi clairement à une noyée, avec ses cheveux d’algues et ses lignes fluides comme patiemment sculptées par l’onde ?

« La mort d’une belle femme, écrit quelque part Edgar Allan Poe, est incontestablement le plus poétique sujet du monde ». Encore plus poétique, il est vrai, quand ladite femme revient effectivement « d’entre les morts » – spectre hybride qui, tout comme la conscience qu’il symbolise, semble obéir au fameux principe formulé par Archimède d’après lequel tout corps plongé dans un liquide reçoit, en fonction, bien sûr, de son poids propre, une poussée du bas vers le haut, définissant ainsi son degré de flottabilité. (Ce qui signifie, en passant, qu’on ne saurait chercher à étouffer cette conscience en faisant pression sur elle sans susciter de sa part le désir de « revenir » à la surface, dotée d’une puissance accrue directement proportionnelle à la pression subie.) Or, à cette logique verticale de pure cruauté présidée par de hauts néons, ces maîtres absolus de l’espace clos, s’articule de manière complémentaire la logique purement horizontale de leur espacement pointillé dans la profondeur du cadre, selon une perspective représentative d’un abîme autrement plus pernicieux – abîme non d’engloutissement mais d’aspiration, métaphore de notre asservissement à un modèle d’existence aux prémices absurdes et à l’horizon escamoté.

 

 

De fait, la multiplication des angles de vue autour du modèle, ainsi que la sensation produite de l’accompagner, de le suivre ou de le précéder, dit assez combien nous allons tous dans la même direction tronquée sans qu’il nous soit possible d’en infléchir véritablement le tracé prédéfini. Et pourtant, quelque chose, de tenace et d’irrépressible, réfute obscurément cette condamnation – se « courbe », s’élance et se plie. Velléité, amorce de possible, d’indéterminé, promesse de métamorphose et de juste convulsion ? Un effet de flou s’empare dès lors de la figure et la soustrait au régime dogmatique du visuel qui cloue chaque être à la place qui semble lui être réservée de toute éternité.

C’est que, non contente d’interroger la photographie en tant qu’art du sur-place, et donc de redoublement du cadre existentiel pétrifié où se débat l’humain, Louise Dumont ne cherche pas tant, par l’emploi de ce brouillage, à réinterpréter les fulgurances picturales de Francis Bacon, auxquelles nous pourrions affilier sans problème son travail, qu’à dépasser la dimension essentiellement spectrale de sa discipline – telle que l’avaient déjà définie en leur temps Nadar et Balzac (1) –, dans une sorte de retour approfondi aux sources magiques de celle-ci et à l’étrange propension qui fut la sienne de frayer avec le phénomène de l’Aura.

Ce par quoi l’être tout entier se dissipe en tant que tissu d’anecdotes pour ressurgir sous une forme plus essentielle, plus directe – « moins évitable ».

 

 

Mot environné de mystère, « Aura » est d’abord un terme grec, « une formule attestée en médecine depuis Galien : c’est un souffle qui « traverse le corps » au moment où celui-ci va juste se trouver plongé dans le pâtir et la crise » (2). L’Aura, c’est aussi cet « appel à quelque chose » dont parlait Hyppolite Baraduc (1850-1909), savant fou spécialiste des maladies nerveuses et de l’hystérie féminine, qui s’acharna à en circonscrire les manifestations occultes à travers d’effrayantes monographies expérimentales. Pour lui, ces singularités du visible qui voilaient et modifiaient presque imperceptiblement le portrait des sujets photographiés, jusqu’à les rendre méconnaissables à eux-mêmes, constituaient l’émergence d’une « vibration de force vitale », d’une « trame lumineuse du temps ». « Sa capture iconographique de l’aura, c’est-à-dire d’une lumière invisible, ajoute encore Georges Didi-Huberman dans son texte magistral sur la question, fut un flirt réglé, très progressif avec l’intrinsèque de la lumière. C’est-à-dire la Ténèbre. » (3) Par conséquent, la photographie, ainsi redéfinie en termes de saisie à la fois miraculeuse et lacunaire, ne saurait plus être tenue pour une simple fabrique de souvenirs photogéniques, de vaste entreprise de conservation des apparences ou encore de simple restitution à l’identique du sensible. Faire vibrer « l’intrinsèque de la lumière » dans une logique de désincarcération du vivant à l’égard de la figure humaine, voilà quel est, au fond, le projet intuitif de Louise Dumont – une ouverture incomparable offerte aux séductions les plus monstrueuses, un rappel de toutes les beautés incertaines. Car il est un fait avéré, dans cette œuvre insolite, que nous ne voyons plus : nous devinons. Aucun visage, en effet, auquel nous puissions nous raccrocher ici. Ne subsiste qu’un corps, ou plutôt la trace d’un corps qui, lui-même, tel un socle instable, – fondation douteuse – vacille, tremble et s’évapore dans une sorte de grand « bougé » aux parages de l’infini.

 

« Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps… »

(Spinoza – Ethique, III, 2, scolie.)

  • Modèle : Line Pomarel (série « D’en bas je m’y courbe »)

 

 

« Réel » est un bien grand mot… désignant non la chose même mais ce à quoi la chose est censée ressembler. C’est-à-dire à une modélisation préétablie du vivant qu’il serait tentant de taxer de « surréaliste » si le délire dont elle s’enivrait elle-même ne constituait pas, en fait, une sorte de « sous-réalisme » assez tragique et consternant. Plus exactement, ce « Réel » se présente avant tout comme une construction narcissique de grande ampleur destinée à rassurer/fasciner l’homme par l’intermédiaire d’un reflet supposément fidèle à son image. Narcissisme commun, d’anonymat remarquable, fortement paradoxal donc, en ce qu’il préconise l’intégration de tout individu à une norme d’indifférenciation esthétique et morale, un schéma d’espèce globalisant ; Narcissisme grégaire qui consiste dans la manière avec laquelle nous nous efforçons, personnellement, de ressembler le mieux à n’importe qui.

Tout autre, disions-nous, est, en revanche, le « réalisme » appliqué (« trans-réalisme » serait plus juste) de Louise Dumont qui n’accepte en lieu et place de ce barrage à toutes les manifestations de l’Altérité qu’un Narcisse abîmé, ouvert et tourné vers l’éventualité d’un monde. Ou comment, déjouant le piège de l’identité et de la ressemblance, l’être retrouve ainsi son vrai visage sans passer par l’exhibition de sa face.

Mais il y a plus.

 

La souffrance, par exemple…

Et la solitude – notre voisinage immédiat. Deux phénomènes puissamment intriqués qui déclinent toutes leurs nuances, passant de l’aspect brut et convulsif exprimé par le premier modèle (Jack Eles) à l’atmosphère de recueillement confiné induite par le second (Line Pomarel). Avec cette question insistante : devenons-nous plus forts à mesure que nous diminuons ?

Autrement dit, la seule révolte qu’il nous soit possible de mener proviendrait-elle d’un abandon total à notre simple évidence physique ? –à « une forme toujours plus fragile de résistance » ?

Parce que le Nu, envisagé comme dépouillement de soi-même, comme retour pacifié au royaume de la chair – point de chute et terre d’exil tout à la fois -, ne peut décemment plus être un instrument, un outil, une arme, une idéologie, tel qu’il peut apparaître encore, dans le régime publicitaire actuel de l’hypervisibilité, comme pornocratie englobante, simulacre de transparence, ou, selon la lumineuse expression d’Henri Michaux, « Phallus doctrinaire » de notre époque. En effet, si l’on accepte que la nudité est au vêtement ce que le silence est au discours, force est d’admettre alors que la seule puissance viable d’un corps dévêtu, son « apocalypse », consiste dans la perte totale de son pouvoir offensif de revendication (4). C’est pourquoi, apparaissant comme tel, humble et désarmé, le corps en vient-il naturellement à être désarmant, préparant l’œil non pas seulement à la vision éblouie de sa manifestation, mais également à un retrait salutaire hors du cadre rigide dans lequel il apparaît. Comme une invitation à sortir du strict domaine visuel, à quitter nos tristes habitudes perceptives pour se laisser aller à être.

Car, au fond, qu’est-ce qu’un cadre, sinon un ensemble de règles, de lois – une affaire de police ? Question épineuse du maintien de l’ordre et de sa nécessaire remise en cause. De l’ordre ankylosé des nations sédentaires et de ce nomadisme qui nous est propre, un rien spectral, bougeant sur place en une sorte d’errance fixe. Mais surtout, comme l’écrit Laurent de Sutter, théoricien du droit, « la question de la police n’est pas celle des corps à protéger ou à mettre hors d’état de nuire ; elle est celle du design de l’espace », c’est-à-dire « la manière dont quelque chose comme un partage de places se trouve organisé, et puis mis en œuvre dans une société donnée ; elle est le management des places où celles-ci constituent une denrée raréfiée ».  En d’autres termes, la police informe, corrige et structure le visible : plus exactement, la police est une métaphysique du visible « par laquelle les êtres sont assignés à leur place ou, au contraire, rejetés de l’ordre de la distribution des places » (5). Pas de police plus efficace, plus présente, effectivement, que celle qui ne se contente pas de se fondre dans le décor, mais qui est déjà le décor, le décor des corps elle-même.

Ainsi la figure du couloir qui, chez Louise Dumont, devient le lieu métaphorique de tous les espaces quelconques auxquels nous sommes enchainés – labyrinthe en ligne droite, dépourvu de Minotaure identifiable à première vue ; perspective centrale de l’aliénation quotidienne dont le point de fuite semble nous inviter, constamment, « à remettre notre existence à plus tard » (6). Rien de plus clair dès lors dans la démarche de l’artiste, où s’abandonner à l’évidence physique de l’être nu revient tout simplement à reprendre le contrôle de nos corps et redéfinir, par là même, les conditions de leur apparaître. Car, contrairement à la police qui organise le cadre architectural de notre détention, « la politique, elle, est ce qui se produit lorsque ce design est remis en cause – c’est-à-dire lorsque le groupe des individus que celui-ci laisse de côté décide de se rendre visible. La politique, écrit Rancière, est le moment de l’apparition du démos sur la scène de la police. » (7)

Pour autant, malgré la grandeur et le courage qu’il suppose, cet abandon total, cette résistance passive, qui est aussi une présence augmentée à soi, ne saurait pleinement déboucher sur un contrôle absolu, sous peine de reconduire en nous, sous une forme plus retorse, le régime policier que nous combattons. En ce sens, reprendre possession de notre corps ne serait en fait qu’un premier pas vers une nouvelle forme de dépossession, qui consisterait à accepter le fait qu’il puisse nous échapper mais, précisément, de la manière dont nous voulons qu’il nous échappe – c’est-à-dire, au profit de personne.

C’est là toute la force implacable des photographies de l’artiste : de nous faire sentir combien le laisser être n’est pas un laisser-aller, qu’il est, au-delà de son apparente inaction, comme le vaste champ d’expression restitué du vivant. Et que toute résistance implique nécessairement une lutte, voire une guerre, nourrissant le secret désir de s’employer non seulement contre un ennemi, mais aussi pour lui. Ce par quoi l’ennemi n’est plus qu’un adversaire ; ce par quoi la guerre de position se mue en guerre de mouvement. Seule manière, selon Louise Dumont, de nous jeter pleinement dans la bataille – à corps perdu.

 

NOTES :

  • Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie/Charcot et l’iconographie de la Salpêtrière Macula. P 87
  • Didi-Huberman, op. cit., p 98
  • Didi-Huberman, op. cit., p 93
  • Apocalypse, étym. « action de découvrir », « de lever le voile ».
  • Tous les extraits ci-devant sont tirés de Poétique de la police , Laurent de Sutter, ed. Rouge Profond.
  • L’expression, ici légèrement remaniée, est de Georges Bataille.
  • Poétique de la police , p 154

crédit photos : © Louise Dumont

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