John Halas et Joy Batchelor – « La Ferme des animaux » (1954) (DVD)

Animal politique

L’intérêt d’une fiction et sa pertinence, au-delà même de son style et de sa virtuosité, peuvent être en relation directe avec les moments dans lesquels s’inscrivent son écriture, son exploitation et/ou sa redécouverte ultérieure. Pour le dire autrement, une fiction sera parfois moins jugée par les spectateurs que par sa contemporanéité, mettant ainsi ses qualités intrinsèques au second plan. Prenons l’exemple du film d’animation La Ferme des Animaux (Animal Farm, 1954), réalisé par John Halas et Joy Batchelor, judicieusement réédité en DVD et Blu-Ray à la fin de cet été 2020 par Malavida. Voilà une œuvre passionnante, moins intéressante cependant pour son animation datée (le film, formellement vieillot, accuse ses soixante-six ans) que pour son récit, pour son contexte historique de création (qui en fait un objet un peu paradoxal voire traître vis-à-vis du roman qu’il adapte) et, finalement, pour son actualité, pour la cohérence de sa nouvelle visibilité aux yeux de notre époque pour le moins instable.

Au commencement était donc le verbe orwellien. Paru le 17 août 1945, simultanément à l’issue terrible de la Seconde Guerre Mondiale (une semaine et demie avant cette publication tombaient sur le Japon les bombes atomiques américaines), La Ferme des Animaux de George Orwell est une fable politique foudroyante, adaptant les violences des grandes utopies totalitaires du XXème siècle à l’échelle d’une cour de ferme. Le récit du livre et celui du film de Halas et Batchelor sont plus ou moins les mêmes ; lorsque les deux fictions débutent, les Hommes ont le pouvoir : ils exploitent les animaux afin de profiter de leurs rendements (œufs, laine, lait…). Les animaux se révoltent, chassent les éléments humains de leur ferme afin de la faire fonctionner sans être spoliés, selon un système démocratique sans asservissement et considérant les possibilités de chacun. Mais les cochons, plus intelligents que les autres espèces, récréent une hiérarchie sociale et une nouvelle dictature, aux règles de plus en plus iniques et encore plus brutales que celles, pourtant inégalitaires, tacitement créées par l’Homme. Par ce roman, George Orwell renvoyait dos à dos les dictatures bellicistes (qu’elles soient nazies ou, surtout, communistes) qui avaient mis en pièces le monde et son humanité (faire des dirigeants et des peuples diverses races animales semble bien être le signe d’une nouvelle bestialité humaine) et une idéologie capitaliste que l’auteur semble décrire comme l’un des carburants des dictatures.

Les animaux sont le peuple (© Malavida)

De cette fable héritière des Lumières (par son étude des mécanismes sociaux créateurs de lois et de tyrannie, le roman d’Orwell prolonge les thèses des essais de Rousseau et les paraboles des récits philosophiques de Montesquieu), de cette critique des totalitarismes (et entre autres de celle de l’utopie communiste que l’auteur britannique abhorrait, prévalant dans La Ferme des animaux), les Etats-Unis ont voulu faire une arme. L’adaptation animée réalisée par Halas et Batchelor est ainsi une commande financée par la CIA dans le cadre de l’« Opération Mockingbird », qui visait à créer des objets culturels afin d’influencer les médias et, par conséquent, la population. Disons les choses plus simplement : le film d’animation La Ferme des animaux est un outil de propagande anti-communiste dans le contexte bipolaire de la « guerre froide » (savoir que c’est George Orwell lui-même qui a utilisé ce terme pour la première fois en 1945, dans l’essai You and the Atomic Bomb, ceci pour exprimer la terreur que lui inspirait l’après-guerre). De fait, le dessin animé ressemble de près ou de loin à une aberration idéologique, prenant à rebours l’engagement d’Orwell contre les méthodes de pression et d’influence sur les populations, méthodes mensongères sur lesquelles s’appuie la notion de totalitarisme et… que dénoncent plus ou moins le film lui-même !

Finalement assez fidèle au roman, l’adaptation ne fait donc pas l’impasse sur la cruauté, la méchanceté, les manipulations, l’omnipotence de la race des cochons, bien entendu animalisation du pouvoir communiste contre lequel les Etats-Unis, leader du Bloc de l’Ouest, ont une dent. Moins intéressés par les mécanismes de la prise de pouvoir des dictateurs et par le manque de réactivité des peuples opprimés (sujet premier du livre), Halas et Batchelor se concentrent avant tout sur le caractère néfaste et mensonger du pouvoir, sur l’iniquité de la hiérarchie sociale, sur la violence des dirigeants, ceci dans une démarche purement manichéenne qui semble aujourd’hui parfaitement désuète (il faut voir les sourires du porc Cesar, ou Napoléon dans la version française, lors de chacun de ses méfaits). Là où le dessin animé trahit Orwell, c’est que la critique qu’il met en œuvre est unilatérale : si le film charge la mule sur la violence du communisme alors stalinien, il enlève une grande partie de l’attaque portant sur l’idéologie capitaliste, qui conversait avec la dictature à l’issue du roman (puisqu’elle permettait à cette dernière de s’enraciner). Dans le film La Ferme des animaux, la dictature (communiste ou autre) est une équation à laquelle il manque une inconnue, donc une simplification volontaire du monde tel qu’il voudrait être vu par les régimes totalitaires et usant de la propagande. Un monde univoque, sans relief, sans aspérités, sans nuances.

Le totalitarisme (© Malavida)

Quel est donc l’intérêt de revoir aujourd’hui La Ferme des animaux, alors même que le Rideau de Fer est tombé et que nous sommes au courant des stratégies peu honnêtes mises en place par le film et par ses commanditaires ? Ce dessin animé est justement intéressant parce que nous connaissons son histoire, nous permettant de contempler le monde bipolarisé de la Guerre Froide (dont les cendres encore fumantes semblent propices à relancer ce froid brasier) avec la distance du déroulement de l’Histoire. Le film de Halas et Batchelor est passionnant comme document historique sur une période qui n’est pas si lointaine ; il ressort grâce à Malavida à un moment-charnière où les totalitarismes et les animaux politiques populistes et/ou extrémistes, tant en Europe que dans le reste du monde, ont le vent en poupe. Revoir le dessin animé et relire le livre d’Orwell dans un même élan sont donc certainement des actions de salubrité publique en nos temps inquiétants.

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A propos de Michaël Delavaud

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