David Bowie, 10 janvier 2016… l’ultime « Station »…

Le moins que l’on puisse dire c’est que Bowie nous aura encore bluffés en ce début janvier 2016, et nous aura donc bluffés jusqu’au bout – si tant est que c’est complètement fini. Le 10 janvier, on apprend en effet avec grande stupeur que le chanteur est décédé. Il a 69 ans.
Un âge où beaucoup de gens meurent, certes. Et lui avait d’ailleurs eu, on le sait, de graves et probablement multiples problèmes de santé, depuis des années… Depuis son fameux accident cardiaque en 2004.
Mais, ce qu’il y a de fort singulier ici, c’est que le chanteur a sorti un disque, Blackstar, et un clip, Lazarus, deux jours avant, le 8 janvier… Ce qui est un apparent signe de vitalité. L’album est publié, qui plus est, le jour de son anniversaire, et la vedette nous avait déjà habitués à cet exercice joliment célébratif – on se rappelle de The Next Day, qui avait jailli, cette fois-là sans annonce préalable, le 8 janvier 2013.
Les photos promotionnelles de Jimmy King accompagnant l’ensemble le montrent souriant, quasi-hilare. Nous sommes de ceux qui, malgré les rides, la maigreur de Bowie, avons pensé que celui-ci retrouvait un goût certain à la vie, avait encore de l’avenir devant lui. D’autant plus que le style du disque est singulier, permettant au chanteur d’explorer de nouvelles contrées, qu’il avait certes déjà eu l’occasion de fouler, mais pas de façon aussi radicale – et aussi belle, pour le type de musique approché : le jazz. Et d’autant plus que, concernant les dernières vicissitudes de son parcours de santé, peu, très peu de gens étaient au courant. D’aucuns vous diront que, eux, ils savaient. Ah, bon ? Moult personnes qui on côtoyé Bowie dans les derniers mois ont affirmé ne pas avoir vu vraiment la fin venir, ou ne pas avoir compris qu’elle se profilait.

Alors certes, il est aisé de lire dans l’immédiat après-coup, dans le clip de Lazarus, les signes, les annonces macabres de ce qui était en train de se passer. Et peut-être certains y ont pensé. Mais le problème est que Bowie a toujours joué avec la Mort, avec sa mort, avec l’univers et l’imagerie de la Grande Faucheuse… Repensons, entre autres, à la chanson My Death, empruntée à Brel, à We Are The Dead et à l’album Diamond Dogs, au clip du titre Jump – inspiré de La Jetée de Chris Marker-, à ce qui est narré dans l’album Outside, au morceau Everyone Says Hi

Et voilà, tout semble prendre sens, devenir signe. Le corps sur le lit de l’asile-hôpital, le retrait dans l’obscurité intérieure de l’armoire avec la main qui referme humblement la porte…
Les paroles : « Look up here / I’m in heaven ».
La pochette sans le visage de la star, mais avec cette étoile ténébreuse. Rappelons-nous ce que Presley chantait en 1960 : « Every man has a black star / A black star over his shoulder/ And when a man sees his black star / He knows his time, his time has come ».

Le disque est un testament. Un adieu.
Dans quelques jours, nous y reviendrons, en une chronique qui lui sera spécialement consacrée. Blackstar est objectivement un chef d’oeuvre.

Très dignement, Bowie a organisé, au moins artistiquement, son départ. Il semble avoir parfaitement choisi son timing existentiel. Dans un silence médiatique préalable dont on a vu qu’il savait le gérer à merveille, à une époque où il est justement extrêmement difficile de contrôler le flux fou des informations. Le brouhaha des médias, notre brouhaha, vient après. Maintenant. Lui, ayant tiré sa révérence, a rejoint à temps le néant. Aux dernières nouvelles, son corps serait déjà passé au crématorium. À sa demande, pour que seule sa musique reste. « Ashes to ashes ».

Cette idée d’un contrôle de l’homme sur son destin peut faire froid dans le dos de certains. Mais la Sortie bowienne est poignante. Incroyablement glorieuse.
Chapeau l’artiste !

Une vieille connaissance de Bowie, Tony Zanetta a écrit le 11 janvier : « What a glorious exit….he turned his own death into ART. Well done old friend. »
Et le fidèle producteur Tony Visconti, le même jour : « He always did what he wanted to do. And he wanted to do it his way and he wanted to do it the best way. His death was no different from his life – a work of Art. He made Blackstar for us, his parting gift. »

Ce texte est censé être un faire-part journalistique concernant la mort de David Robert Jones alias Bowie, l’un des plus grands artistes de ces dernières décennies, et se devrait de rappeler ce que celui-ci a été, ce qu’il laisse derrière lui. Mais qui ne le sait pas aujourd’hui ? Articles, documentaires, émissions, témoignages, expositions inondent les réseaux sociaux, les sites, et les médias plus traditionnels…
Reparler encore et encore de l’homme aux mille visages, de l’artiste qui se réinventait sans cesse, du caméléon aux yeux vairons (ce qui est faux), de l’extra-terrestre venu d’ailleurs, de l’artiste qui a introduit l’art dans le rock ? Basta ! À quoi bon ?

Il se trouve que, nous, auteurs de ces lignes, qui avons déjà écrit souvent sur Bowie, et qui, pour le faire, n’avons d’ailleurs pas attendu sa mort, ou sa reconnaissance universelle et institutionnelle au début des années 2010… mais qui écrivons aussi sur d’autres chanteurs ou groupes, et aussi, beaucoup, sur le cinéma… avons été accompagnés de près, durant une grande partie de notre existence, par Bowie. Et que nous-mêmes, nous l’avons accompagné de relativement près, lui, au long de sa carrière.

C’est ce qui explique d’ailleurs l’extrême tristesse que nous ressentons… Une sorte de déchirement… Mais, en même temps, une satisfaction, une joie étranges et profondes… Celle probablement d’avoir vécu une expérience belle et riche… Essentielle, pour ce qui nous concerne.

Alors, parlons, légèrement et rapidement, peut-être, de cela. Ici, sur Culturopoing, pour ses lecteurs.
En notre nom et au nom de beaucoup de ceux qui nous ressemblent.

Nous découvrons le rock, à Paname, en 1974, à l’âge de 14 ans. Avec ? Avec le single Rebel Rebel – « You’ve got you’re mother in a whirl / She’s not sure if you’re a boy or a girl  ». Attirés, émoustillés plus ou moins consciemment, non seulement par la musique, mais aussi par les images aguicheuses et insolites qui sont proposées sur la pochette du 45 t., nous commençons ce parcours qui va nous permettre de découvrir les disques déjà sortis, et, très vite, à partir de 1975, tous les albums au fur et à mesure de leurs publications. En un extraordinaire direct. Il y a notamment Aladdin Sane, avec cet ô combien subtil mélange de mélancolie, de futurisme, et de sexualité provocatrice, électrisante, souvent hurlante – « You’ve made a bad connexion ’cause I just want you sex ».
Mais pratiquement chaque disque, et chaque univers que Bowie crée autour et à travers lui est différent de ceux qui les ont précédés. La surprise est continuelle. Elle est le moteur sensationnel.

Notre premier concert rock : celui du personnage bowien dénommé The Thin White Duke en 1976, au Pavillon de Paris… le Keaton helmut bergerien transpire l’élégance racée, tandis que le son est ferroviaire et infernal… Un mur électrique, à la fois plombant et glacé. Nous en avons encore, 40 ans après, les oreilles qui bourdonnent, comme nous avons toujours les yeux éblouis par les néons qui servaient de décor de fond. « It’s too late to be grateful / It’s too late to be hateful / It’s too late to be late again ».

La curiosité qui nous a été transmise en notre enfance par notre entourage ou que nous avons construite dans et malgré notre milieu, l’éducation que nous avons reçue au sein de notre famille – une famille d’intellectuels -, nous ont probablement poussés à aller vers cet artiste-là. Un artiste populaire, mais en même temps d’une grande intelligence, d’un relativement haut niveau culturel, et qui lui-même était en quête de toujours plus. Un esprit en éveil, un cerveau en ébullition, un homme vivant à toute vitesse, remuant et roulant à tombeau ouvert. Mais c’est aussi, probablement, parce que ce milieu dans lequel nous avons grandi – imprégné de valeurs religieuses et donc foncièrement moraliste -, nous a frustré dans certains domaines, et que Bowie nous a ouvert des perspectives qui n’étaient pas autrement à portée de notre main, que nous avons été vers lui. Désir de rébellion rébellion (sic), de subversion, et volonté de toucher aux limites du décent et du possible – qui vont en mener beaucoup directement au punk… « Well the bitter comes out better on a stolen guitar ». Possibilité de vivre la sexualité, les sexualités dans un monde oppressif – « I’m a rock’n’rolling bitch for you ». Approche d’une musique exigeante, mais qui est aussi une musique du temps présent, ancrée dans une culture dans laquelle beaucoup de semblables peuvent se reconnaître… Avec le désir de la pratiquer soi-même, sans avoir forcément tous les acquis pour cela.

Bowie avait donc cette particularité d’être grandement cultivé et intellectuellement ambitieux – dans un univers rock qui ne l’est pas toujours -, exigeant dans son parcours de connaissance. Il semble avoir eu une soif inextinguible d’apprendre, d’entendre, de voir, de lire… Et de faire connaître le fruit de ses activités et découvertes. Par volonté d’en être – d’être de ce monde des arts et des lettres qui le passionnait -, par sentiment de dette, par goût de la transmission.

Il a donc fourni constamment, et explicitement des références d’artistes, d’intellectuels, d’oeuvres, de formes d’expression, de concepts de tous ordres – souvent sous différentes formes : collaborations concrètes, rencontres médiatisées, projets annoncés, citations verbales ou musicales, name-dropping dans les chansons. Ces références dont nous parlons, étaient les siennes, celles qu’ils voulaient faire siennes dans la construction d’un univers riche, complexe, polymorphe, polysémique, et, finalement, au bout du compte, personnel – plus personnel qu’on ne veut le dire parfois. Ses auditeurs pouvaient donc se construire un bagage en écoutant, lisant, regardant du Bowie, en écoutant et lisant ce que les exégètes disaient de Bowie… Et étaient encouragés à le faire. Les journaux Best et Rock & Folk de la grande époque nous beaucoup aidés, ici en France : merci à Christian Lebrun, Paul Alessandrini, Yves Adrien, entre autres. Mais aussi à Yves Mourousi de TF1…

Cette culture bowienne était donc énorme… Elle était ouverte, en évolution, pleine de ramifications, de chemins de traverses, de tiroirs dans les tiroirs.
Bowie fut un guide, un maître, un structurateur de personnalité, un père symbolique… En phase avec son temps… Mais aussi soucieux de ce qui avait été produit avant lui, et ouvert sur l’à-venir.

Que l’on y songe, en désordre… Vasarely, Nietzsche, Kubrick, Ballard, Orwell… Freaks, Un chien andalou… l’Expressionnisme, le théâtre Kabuki… Artaud, Burroughs, Warhol… Scott Walker, Anthony Newlay, The Velvet Underground, La Düsseldorf… Kahlil Gibran, Aleister Crowley… Et tant, tant d’autres…

Il y avait l’École Bowie à côté de l’École traditionnelle, celle qui vous parle de La Fontaine, Ronsard, Platon, Voltaire !

L’Anglais fut un artiste d’une grande profondeur, qui se frottait à de nombreux aspects essentiels de la vie, qui visitait tous les recoins de sa psyché et, en ce sens, qui se mettaient à nu – au propre et au figuré -, et faisaient advenir, laissait voir ce que tout le monde ne montre pas… Une sexualité riche et complexe, par exemple… Ses contradictions, aussi… Les contradictions qui sont le propre de l’être humain et que beaucoup refusent d’assumer. Pensons à ce culte bowien de la distance et de la froideur, et à cette extrême gentillesse, cette générosité dont beaucoup ont témoigné. À cette volonté puissante de surhumanité, au sens nietzschéen, et à cette capacité à être mondain.
Bowie a donné envie de plonger dans ces abîmes humaines et permis d’oser en parler. Il a pu être aussi une voie vers la psychanalyse.

Esthétiquement, musicalement, Bowie a été en perpétuel mouvement. Il s’est voulu transgenre. Il a expérimenté, tenté, osé, mélangé, greffé ce qui était hétérogène. Passé allègrement d’un style musical codé à un autre… ce qui en a fait sa touche, son style personnels. Ses importantes prises de risques, et le fait qu’il a travaillé dans une industrie où les enjeux commerciaux sont énormes, où le travail est en partie collectif, où, comme dans le cinéma, les producteurs et financiers ne lâchent pas facilement la bride à ses artistes, ont fait qu’il n’a pas toujours pu réussir correctement ce qu’il a entrepris. Il a parfois atteint des sommets créatifs inouïs. Il a aussi connu des crises d’inspiration très dures. Certains disques sont des pierres précieuses, d’autres sont plus que dispensables – réalisés parfois sous la pression des maisons de disques

Il est assez notable et curieux que Bowie est l’un des artistes pop par rapport auquel le public averti, la critique ont été les plus exigeants et les plus impitoyables. C’est probablement parce que ce public et cette critique savaient de quoi l’énergumène était capable, savaient ou sentaient qu’il avait des ressources inouïes que d’autres n’avaient pas. Et parce que ce public a eu une exigence qui d’ailleurs l’honore quelque peu.

Certains ont laissé Bowie, ont décroché comme on dit, à tel ou tel moment, sont passés à autre chose… Quand ils n’ont plus trouvé en lui ce qui leur convenait. D’autres ont choisi de le suivre coûte que coûte ; malgré, parfois, de très grosses déceptions. Ce fut notre cas, comme celui d’un certain nombre de nos semblables. Car l’aventure devenait une sorte d’histoire d’amour, avec une forme de fidélité. Un accompagnement. Des personnes ont pu le vivre sur le mode l’idolâtrie et avec un penchant au fétichisme. D’autres non… D’une manière non exclusive, mais animés du désir d’avancer, de mûrir, de vieillir avec un ami, un frère, une partie de soi-même.

Cet accompagnement fut donc vécu pour le meilleur et pour le pire. Bowie ne fut donc pas, bien sûr que le surhomme que l’on décrit et que la légende va peut-être figer dans le temps ; celui qui contrôle tout, qui fait preuve d’un génie sans failles. Non, il a bien eu ses ratés, ses faiblesses, ses passions. Ses désirs non accomplis ou impossibles à accomplir.

Le chemin peut se poursuivre maintenant sans lui… Mais aussi avec lui. Sous une autre forme.

On peut être plus ou moins affecté par la disparition de Bowie… Lequel aurait pu créer davantage… Faire quelques concerts… Exister encore, tout simplement…
On peut l’être très fortement quand on sent que c’est une partie de soi-même qui s’en va avec lui… Quand, très attaché, on sent sa propre finitude à travers la sienne…

Mais la vie continue…
On se remet un petit Time ?

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A propos de Enrique SEKNADJE

4 comments

  1. Newton

    « Ses auditeurs pouvaient donc se construire un bagage en écoutant, lisant, regardant du Bowie…
    Cette culture bowienne était donc énorme… Elle était ouverte, en évolution, pleine de ramifications, de chemins de traverses, de tiroirs dans les tiroirs.
    Bowie fut un guide, un maître, un structurateur de personnalité, un père symbolique… En phase avec son temps… Mais aussi soucieux de ce qui avait été produit avant lui, et ouvert sur l’à-venir.

    Que l’on y songe, en désordre… Vasarely, Nietzsche, Kubrick, Ballard, Orwell… Freaks, Un chien andalou… l’Expressionnisme, le théâtre Kabuki… Artaud, Burroughs, Warhol… Scott Walker, Anthony Newlay, The Velvet Underground, La Düsseldorf… Kahlil Gibran, Aleister Crowley… Et tant, tant d’autres…

    Il y avait l’École Bowie à côté de l’École traditionnelle, celle qui vous parle de La Fontaine, Ronsard, Platon, Voltaire ! »

    Night, tu as mis les points sur les « i ». Merci, T.

  2. jean pierre willems

    article poignant, sincère…un vrai talent pour exprimer ce que nous, les vrais fans ressentent aujourd’hui ….un hommage à un (son) père spirituel
    impossible de cacher mes larmes à la lecture de chaque paragraphe..

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