Stephen King – "22/11/63"

Tout à fait éloigné d’un Dreamcatcher, la dernière originalité de King emprunte l’époque faussement carte-postale d’un Christine, la rigueur d’écriture d’un Misery (tout semble calculé sans jamais être prévisible), et les qualités les plus indiscutables des oeuvres majeures de l’hurluberlu. Petite présentation de ce Return of the King.

Il y a plusieurs façons de raconter une histoire.

On peut choisir d’insister sur sa richesse en multipliant personnages, situations et auto-analyses, discours social appuyé et sentences généralisatrices balancées avec l’assurance du philosophe mégalo qui s’y croit trop. Puis il y a la voix du Conteur. Celle qui résonne dans la nuit quand, au coin du feu, vous l’écoutez passionnément, en frissonnant, manier le verbe comme les trouvailles narratives, vous emporter très loin, jusqu’au bout de vos attentes et de votre imaginaire. Ce gars-là est un gars comme vous et moi, si ce n’est qu’il n’a pas le talent brandit en étendard du premier, celui de l’écriture, non…il en a le Don. Il « sait », et c’est tout. Il sait ce qu’il doit raconter, il s’est construit mentalement une histoire au synopsis aussi simple qu’efficace, d’essence universelle, en a déjà vérifié le bon fonctionnement, et, des heures durant, il déploie son récit comme une carte routière. Ouvrier inépuisable de la littérature (autant par le taf prodigué que par sa proximité avec les « petites gens »), accumulant toutes sortes d’écrits allant de la nouvelle choc au roman fleuve, Stephen King en est également le magicien.

Si sa capacité à conserver un sens inné de l’écriture d’un naturel ahurissant est tout à fait l’œuvre d’un artisan, humble et travailleur, la réussite de ses histoires les plus abouties a tout d’une croyance féerique: percevoir la surnaturelle puissance de la fiction.

En avoir Foi.

Son frère lui a appris à « faire une baguette magique avec un simple bout de bois ». (cf la dédicace de Cujo) L’allusion n’en est que trop immense: ce bâton, par extension, c’est un crayon de bois esquinté par le travail acharné du scribouilleur, et cette métamorphose en baguette magique, c’est la sorcellerie présente dans toute bonne histoire. C’est inventer un monde par le seul biais de la machine à écrire. « La magie existe » disait King.

Dans son dernier roman, King nous invite à suivre un brave professeur d’anglais, qui suite à l’aveu d’un ami cuistot va découvrir la possibilité du voyage dans le temps. Il suffit simplement de pénétrer dans une grosse caravane en aluminium, soutenant le resto où la viande est si peu chère…et pour cause, elle provient directement des glorieuses fifties ! Plusieurs règles sont d’emblée clairement expliquées. 1/ La machine ne vous emmènera qu’en 1958, 2/ Revenir suite à un voyage puis repartir aussitôt conduit à un retour au zéro. Comme ouvrir une « nouvelle partie » en idiome vidéoludique. Si vous décidez de modifier le passé et de laisser la modification qu’a entraînée cette action existante pour toujours, repartez dans le présent et ne refoulez jamais plus le sol de la mystérieuse caravane. 3/ Souvenez-vous de l’effet papillon. Ce battement d’ailes qui, en tant que dérèglement de l’ordre nécessaire des choses, est l’annonce d’un futur séisme.

Derrière cette fresque des fantasmes science-fictionnels se dévoile rapidement le cœur du roman: ce trop-fou-pour-y-croire qui laisse la place à un témoignage plus-vrai-que-nature du voyageur temporel, Après avoir dégusté une exquise bière de l’époque, notre protagoniste de 2011 passe aux choses sérieuses et comprend vite qu’un tel phénomène n’est pas du au hasard: si de miracle il est question, l’Histoire réclame des changements. Empêcher un carnage familial, par exemple…ou sauver Kennedy de son assassinat. Et ainsi, qui sait, sauver Luther King, les victimes du Vietnam, et donc… l’Amérique.

King lie alors spécificité d’un trauma individuel et gargantuesque trauma de toute une nation. Alors qu’on était perplexe de le voir se démarquer de la paranoia magistrale d’un Oliver Stone sur JFK (ici, la cible à abattre pour sauver Kennedy n’est que Lee Harvey Oswald, unique démon à exterminer), le voici qui n’extrapole pas autant sur l’aspect polémique de son idée que sur la portraitisation sociétale massive qu’elle engendre forcément, l’existence de son héros malgré lui s’étalant sur plusieurs années, sa profondeur étant la raison sine qua non de notre identification, et donc de notre pénétration viscérale dans cet univers. Et, tout comme la facilité avec laquelle le lecteur parcoure ces neuf-cent pages palpitantes, l’auteur s’amuse avec aisance de la richesse d’évocations et des possibilités dingues proposées par un tel concept, de l’imprévisible tournant des faits et gestes et de la rencontre fascinante entre l’efficacité du suspens pur et dur (le défi dingue de proposer du thrill quasi « jour après jour »…sur 6 ans !!), les théorèmes passionnants de sf et l’approche documentaro-romancée d’une société entière, de la Floride au Texas…oui, ni plus ni moins que tout cela ! D’où l’agréable sensation de voguer aussi près du naturalisme pointilleux que de la fantasmagorie jamais grand-guignol mais toujours excitante.

Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi le style de King était si reconnaissable et atypique ? Ne serait-ce pas du, par exemple, à ce mix entre ces comparaisons aussi simples que visuellement efficaces et l’intervention pourtant inimaginable du surnaturel dans la réalité ? Comme si, malgré l’aspect parfois inconcevable du récit, les romans de King étaient des suites d’images explicites, innées, précises, combinant détails dignes d’un journaliste sur le terrain et foisonnance du genre fantastique…qu’importe si ce n’est pas vrai, du moment que c’est vraisemblable ! Et King croit ici en cette maxime antique en proposant l’incroyable croyable: à titre d’exemple, si le fait de remonter le temps a tout d’un delirium scientifique, parier aux courses dans le passé (en connaissance des futurs résultats) ne peut qu’attirer l’attention. Crédibilité avant tout. Alors qu’on pensait tout deviner aussitôt la grosse moitié du roman dévorée, l’auteur rappelle qu’il est seul maître à bord, ses recherches sur Harvey Oswald lui permettant de fusionner méticulosité narrative et retournements de situations soudains. King s’empare du passé comme le faisait Zemeckis avec Forrest Gump. L’effet-spécial, c’est sa plume.

Et rien n’est si simple.

La preuve en est de ce journal que traîne notre héros, véritable emploi du temps mois après mois des journées de Lee Harvey Oswald, scénario soi disant rassurant pour le lecteur comme pour le personnage (car prévoyant l’avenir), astuce s’il en est pour King qui, comme on le sait depuis un bail, aime faire dérailler les trains. En dire plus serait un sacrilège: un roman de Stephen King se mérite, se possède, s’adopte, se déguste, se digère.

Animé par l’énergie créatrice et le goût de l’inattendu d’un Ray Bradbury (dont la nouvelle Un coup de Tonnerre est citée), King fait du Temps un continuel réseau de « déjà-vu », de doux échos, s’immisçant à travers les périples et les bourgades, résonances de fantômes d’une autre ère. Autant d’échos malins qui revendiquent l’aspect « somme » de ce 22/11/63, pavé empli d’obsessions thématiques qu’il est ludique d’énumérer. Du clown tueur de gosses de Derry rapidement cité (Ça) à la liaison entre obscurantisme religieux et folie (Carrie) en passant par le pouvoir plus que naturel de la musique (Rita Hayworth and Shawshank Redemption) et une noirceur existentielle rappelant le meilleur de Danse Macabre, la foultitudes de détails faisant figure d’échos en réveillera plus d’un fan du romancier. Mais plus essentiel que tout cela, c’est la justesse même du « monde King » que l’artiste cristallise. Vous savez, cet équilibre entre souvenirs teintés de nostalgie douce et cruauté du même contexte (The Body, dont l’adaptation Stand By Me est une retranscription superbe).

Postulat divertissant et tragédie poignante (Simetierre, l’œuvre d’une vie). Chronique sociale acerbe et haletant compte-à-rebours (les indispensables Marche ou crève, Running Man ou Chantier, soit le règne du sauvage Richard Bachman). Poids du temps qui passe, résignation, Mal plus grand que la vie à combattre, sentimentalité touchante… autant d’éléments qui faisaient de Ca (oui, encore) un monument littéraire de deux-mille pages.

Et il suffit d’un air de musique entêtant (à la façon de ces instants sortis d’on ne sait où que l’on pense avoir déjà vécu mille fois) pour que d’audacieuse œuvre à suspens, 22/11/63 vrille à la love-story mélancolique. Le centre nerveux de l’histoire, le voici : le désespoir poétique d’un Stephen King qui en revient aux années qui passent inéluctablement, aux souvenirs qui font désormais office de rêves et de pensées éparses, perdues dans le temps.

Ce n’est pas tant l’immensité que recherche King, mais la complexité de l’individu, des individus liés entre eux. Ces « cœurs perdus en Atlantide » qui n’ont cessé d’être le petit plus fracassant de l’auteur. On se laisse encore happer par les mots du Roi, son art du langage et du style sensitif. Et on accepte enfin que tout finisse.

Avec, en fond sonore, du Glenn Miller, quelques pas sur la piste et autant de vies derrière soi. Car, comme le dit King, « la danse c’est la vie ».

Quand bien même il serait question d’une danse…macabre.

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A propos de Clément ARBRUN

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