Les Américains…Il laissa son esprit vagabonder. Ils croyaient que personne n’avait le droit de leur prendre ce qu’eux-mêmes avaient volé. Mais c’est pareil pour tout le monde : chacun s’estimait le propriétaire légitime de ce qu’il avait pris à d’autres. Il ne valait pas mieux. Les Mexicains avaient volé la terre des Indiens, mais ça, il n’y pensait jamais : il ne pensait qu’aux Texans qui avaient volé la terre des Mexicains. Et les Indiens qui s’étaient fait voler leur terre par les Mexicains l’avaient eux-mêmes volée à d’autres Indiens.

Le fils, P. Meyer, p.663

 

Drôle de temps pour l’Amérique en cette rentrée littéraire 2014 : après la déconstruction/reconstruction minutieuse du Wild West Show par Eric Vuillard (Tristesse de la terre, éd. Actes Sud), voici Le fils, signé Philipp Meyer, finaliste du prix Pulitzer 2014 et découvert au Festival America de Vincennes, où l’excellence de ses prestations faisait doucement monter le bruissement autour de cet épais pavé de quelques 670 pages à l’ambition démesurée.

 

Trois strates s’y superposent : celle du Colonel, Eli McCullough, jeune pionnier enlevé par des indiens et qui finira par devenir un des leurs avant de les quitter pour devenir un des éleveurs les plus puissants du Texas. Son fils Peter, écrasé par la figure tout autant paternelle que mythologique du Colonel, et qui, au tournant du XXe siècle, profitera de la violence de la révolution mexicaine et de la bascule vers le pétrole pour tenter de vivre sa vie et ses choix. Et sa propre fille, Jeannie-Anne, ambitieuse et colérique première femme d’affaire américaine, qui ouvre le roman dans un silence blanc, attendant sans doute une mort certaine et celle, métaphorique, de tout un pan de l’histoire familiale.

Rise and fall sur le nouveau monde, des premiers colons à la financiarisation, de la guerre de Sécession à celle d’Irak, d’un Texas verdoyant au désert pétrolifère qu’il est devenu : il y a cette scène parmi d’autres dans le livre, où, grattant la terre, un des personnages trouve un bol. Puis, grattant encore, une pointe de flèche, etc. C’est toute l’ambition de ce livre ample résumé en cette métaphore : l’histoire d’une terre, de ses strates, et des hommes qui vécurent dessus. Voir ce que recèle la terre, ce qui se cache sous l’arbre généalogique qui ouvre le livre, dans ses espoirs, ses péchés, ses trahisons, ses disparitions et ses fausses routes. Gratter un peu sous la surface, les clichés et les images d’Epinal, avec un horizon démesuré appuyé par la lecture préparatoire de plusieurs centaines d’ouvrages : que la connaissance de cette terre, des peuples, indiens ou américains, ici mise en scène sous le récit de fiction, apporte compréhension.

C’est bien pour cela que le passage d’Eli chez les Indiens est le plus puissant : l’éducation d’Eli devenant Tiehteti rejoint celle du lecteur, dans la précision de la reconstitution, la méticulosité à décrire le fonctionnement de chaque tribu, chaque geste, de l’éducation sexuelle au dépeçage du bison en passant par l’incessibilité des noms. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : les deux autres versants (le tournant du XXe siècle, avec la révolution mexicaine et la fin de celui-ci avec les propriétaires remplacés par des financiers) ne sont pas ici présents que comme faire-valoir. Au contraire, ils sont tout autant répétition qu’harmoniques : toute l’intelligence structurelle du livre tient dans cet étrange tour que prend la vie de se répéter, les destins de bégayer et de se répondre. Là un mariage devient un deuil, ici une guerre se transforme en une autre. Comme si tout le livre tenait dans ses hiatus, ses échos infinis.

Une archéologie des holocaustes : s’il fait mine d’adopter par instants le ton des épopées américaines, Le fils raconte surtout la manière cynique qu’a l’histoire de bâtir sur des génocides successifs, violents ou technologiques et commerciaux : comment le pétrole remplace le bétail, les colons les mexicains et indiens, ces derniers étant eux-mêmes perpétuellement en guerre, etc. Plus que les personnages, c’est le souffle de l’histoire qui traverse le livre : comment en se civilisant, en désirant le confort, quelque chose a été massacré. Pas un péché originel, mais des péchés innombrables, de tous les côtés. Quelque chose de plus grand qu’eux, que les hommes se débattant dans l’Histoire, incapable de voir le tissu du temps, semblent incapable d’éviter.

 

Livre crépusculaire, Le fils rejoint ces grands romans mythologiques américains anxieux, où le mythe s’effrite face au réel. On pense par instant à la tristesse sourde des romans de Cormac McCarthy (la trilogie des Confins, notamment) dans sa manière de conter les espaces et la violence, en une épopée tout autant physique qu’intérieure, mais aussi à Faulkner, dans la résonance des déchéances, celles d’hommes à la jointure d’une époque, d’une chute.

S’il n’atteint jamais la force de ces deux grands auteurs, la faute sans doute à un travail formel et à une langue somme toute assez lisses, Le fils n’en reste pas moins un réel plaisir de lecteur, fluide et intelligent, accessible et pointu à la fois, dans la grande tradition des américains qui ne sacrifient jamais à l’intelligence le plaisir du divertissement et du conte. Le grand show des hommes et des vies parcourant la tristesse de la Terre ? La boucle est bouclée.

Le fils, de Philipp Meyer. Editions Albin Michel (ISBN-10: 2226259767)

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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