Un jour comme un autre, le 16 Juillet 1994, Julie Rouane, 17 ans, prétexte un rendez-vous chez une copine. Les heures s’égrènent, puis les ans. On ne la reverra jamais, et chacun fait son deuil de la meilleure manière qu’il trouve : sa sœur Selena et sa mère en acceptant, relisant les articles et rapports pour donner chair à son départ, son père Raymond en s’enfermant dans une quête obsessionnelle à la limite de la folie qui le fera mourir d’épuisement et de chagrin. Un homme sera écroué, ayant avoué plusieurs meurtres de jeunes filles, et un faisceau de preuves indistinctes et ténues l’accablent.

Mais voila qu’un jour, Julie téléphone à Séléna. Elle revient. Et transporte avec elle une histoire à peine croyable. D’ailleurs, peut-on lui donner crédit, même si elle répond sans hésiter à certaines questions intimes que seule la vraie Julie pourrait connaitre ? Ou voudrait-on la croire ?

C’est ainsi que bascule La fracture, dernier titre en date de la déjà magnifique Nina Allan, grande joueuse des genres et des mystères, de la SF éthérée et de l’impermanence, chez les toujours impeccable Editions Tristram (qui profitent de l’évènement pour ressortir les 4 précédents en collection souple).

Avant la fatidique page 105, La fracture est une douloureuse histoire de thriller et de chagrin, où Selena conte et compte les preuves, les indécisions, le silence, listant aussi bien les souvenirs que les relevés topographiques et d’objets à proximité du lac où les trace semblent mener, les scènes familiales que les lettres de folie reçues tout au long du suivi de l’enquête. Le récit d’une perte, en mineur, où s’accumule ce qui ne veut plus rien dire avec l’absence.

  • De l’absence et des mondes sans toi.

On taira alors volontairement ici le virage qui s’opère au mitan du récit, avec le récit de Julie (qui s’attribue pour un temps le « je » narratif), pour le plaisir du lecteur comme le nôtre.

On ne pourra dire que cela, et qui dit beaucoup, une anecdote parmi mille, dans ce(s) nouveau(x) récit(s) qui s’ouvre(nt) : Lucie y raconte à un moment comment une collègue, Jenny, était partie rendre visite à son fils en Afrique du Sud. Durant son voyage, Sheila, sa meilleure amie décède, pendant que les cartes postales s’accumulent : « l’univers s’était scindé en deux ».

On songe alors à Ray Bradbury et à sa SF mélancolique et intime, aux rêves diffractés de Christopher Priest et à son archipel du rêve (dont Nina Allan partage la vie et la fascination pour l’incertitude), au célèbre « (…) », la page blanche de Georges Perec au milieu de W ou le souvenir d’enfance, et qui fait totalement basculer son récit. Au silence de ce qui ne peut être dit ou par trop de mots.

  • Fracture de nos certitudes

Les formes du « vrai » se répondent, se secouent, se contredisent. D’une fiction l’autre, des résurgences difformes, prismatiques, comme vues au travers d’un kaléidoscope, surgissent. Le monde fictionnel se mélange à l’Autre, une ruine en appelle une autre, des phrases rebondissent quelques centaines de pages plus loin. Echo et éclats : les soubassements du récit vacillent, nos intuitions s’acharnent dans un sens puis l’autre. A la manière des Creef, êtres microscopiques dont le roman disent qu’ils ingèrent progressivement le cerveau de l’hôte, avec le retour de Julie et son récit impossible, qui puise dans l’imaginaire autant qu’il le bouscule, la fracture se fait béance, contaminant le récit.

Et ce Creef rongeant, c’est Selena qu’il prend pour hôte, c’est Julie, et c’est, enfin, le lecteur, seul à même par son regard, de tenter de maintenir un semblant de cohérence ou décider de se laisser aller alors que, touche à touche, note après note, Nina Allan procède à une déconstruction horlogère du réel diégétique, construisant une nouvelle couche, la déconstruisant, la contredisant dans sa temporalité, opposant les échelles de discours dans l’impermanence.

 « Selena, tu te souviens des mondes qu’on se fabriquait quand on était petites ? J’étais heureuse, alors, je me sentais chez moi dans le monde comme ca ne m’est jamais plus arrivé. Peut-être que c’était mon malaise vis-à-vis du monde qui m’a fait perdre la place que j’y occupais. » (p.149)

  • Ce que peut la fiction.

Il faut tenir, malgré tout, nous dit, acharnée, Selena, qui veut croire à Julie. Il faut abandonner, dit sa mère. Continuer, jusqu’à la mort, poursuit Raymond, jusqu’aux fantômes. Il faut que tout fasse sens, malgré tout. Il le faut.

Ceux qui partent et ceux qui restent, ceux qui disent et ceux qui ne peuvent plus : La fracture apparait alors, en un mouvement largo, comme l’histoire d’un deuil impossible, une variation mélancolique sur ce que peut et ne peut pas la fiction.

D’où les appels quasi systémiques à diverses formes : des définitions, des rapports de polices, des didascalies et des instants théâtraux, des extraits de journaux ou de romans d’ici ou d’ailleurs, un récit dans le récit (le journal d’une expédition), la résurgence du souvenir de « Picnic à Hanging Rocks » de Peter Weir (qui conte la disparition de 4 jeunes filles de bonne famille lors d’une escapade scolaire. « Un des aspects les plus intéressants de ce film est que beaucoup de gens croient encore qu’il se fonde sur des évènements réels » (p.125), récits fictionnels ou témoignages.
Mais le recours aussi à tout ce qui nourrit l’être, et qui joue un sourire aux lèvres de l’écart entre notre monde (ou du moins le monde diégétique, présenté comme le nôtre) et celui que les formes fictionnels impose : « si on était dans un film d’amour façon », « ca serait comme dans cette série TV », etc.

« Ce qui importait, au premier chef, c’était les souvenirs. Noah et elles avaient su dès la puberté qu’ils se feraient mutuellement des promesses nuptiales : nos souvenirs sont génétiquement liés. » (p.148)

A la confluence des genres et du réel, au lecteur de voir « comment ca serait », dans ce chef d’œuvre de fascination.

« Vous, mon lecteur, êtes à la place de mon commandant. Je vous rendrai mon rapport, sans falsifier, ni exagérer, ni chercher à atténuer la réalité brute. Car atténuer la réalité ne peut jamais être une méthode recommandable – sauf quand la situation est plus que désespérée, et qu’on pourrait en bonne conscience offrir quelques miettes de réconfort pour neutraliser de dures vérités.

J’écris cela dans l’espoir que l’issue n’est pas encore désespérée. Je fais confiance à mon commandant, qui est sans doute plus sage que moi -ou sinon il ne serait pas commandant-, pour trouver un moyen d’éviter à temps la catastrophe. » (p.189, chapitre 6 : « [Extrait de Les voleurs d’esprits de Pakwa : relation véridique d’une amitié et d’un voyage, par Linus Quinn] »)

  • Eloge du potentiel. Ce que panse la littérature.

Peu importe, au fond, nous et lui répond Nina Allan, le « vrai », alors que s’éteint un récit dont il ne reste au sol que les éclats brillants et contradictoires : les mondes.
Ce qui est important, c’est ce qui résonne. C’est ce doute, qui vient nous prendre et nous noyer dans les eaux du lac ou de Tristane. Cette impermanence des choses qui fait que l’on vacille du fauteuil confortable à la spirale si slave du récit.

C’est cet ébranlement, même infime.

Ce que peut la littérature, ce que peut la fiction. Ce qu’elle suspend comme ce qu’elle masque, ce qu’elle réorganise. Ce qu’elle soulage.

Elle injecte du bruit dans le silence, et ce n’est pas rien.

Edition Tristram, 403 pages, 23.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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