Isabelle Dangy- « Les Nus d’Hersanghem ». Entretien.

 Tout un monde. 

    Ceci n’a rien d’une affirmation étayée par une étude scientifique, moins encore, on s’en doute, par une lecture exhaustive des oeuvres romanesques parues récemment. C’est une impression: celle que le goût de l’affabulation n’est pas la chose la mieux partagée en ce moment. Auto-fictions, témoignages, biographies et faits divers romancés, romans à clef dans lesquels on pense reconnaître tel ou tel, semblent dominer la scène littéraire. 

    Isabelle Dangy a ce talent presque inopiné de créer un monde de toutes pièces. 

« Quand on quitte la capitale en direction du nord-est, on rencontre une région de bois, d’étangs et de collines, puis une longue plaine en pente douce paresseusement brassée par les bras décharnés des éoliennes, et enfin, tout au bout d’un plateau crayeux où flotte, à la fin de juillet, la poussière soulevée par les moissonneuses, la ville majestueuse d’Hersanghem, posée comme une grosse tortue grise au pied des coteaux d’Houlage et de Sacremont ». 

    Voilà: vous y êtes. Vous croyez dur comme fer à l’existence de cette ville d’Hersanghem dont bientôt la topographie, les légendes, les habitants, avec leur histoire, leurs rêves et leurs errances, vous seront familiers. L’effet de réel est si saisissant que j’avoue avoir vérifié si Hersanghem existait… tout comme, dans  L’ Atelier du Désordre, le premier roman de l’auteure, j’avais d’abord cru à l’existence du personnage principal du récit, un peintre méconnu. 

    Isabelle Dangy me répond sur ce point: 

Je n’ai a priori l’intention de tromper personne, ni même de semer le doute. Simplement, pour moi, le désir d’écrire se confond avec celui de créer un univers et de le faire fonctionner. C’est pourquoi les paysages ont un rôle important, car ils instaurent un territoire, pas forcément circonscrit, où les histoires peuvent se déployer. A chaque fois j’éprouve simultanément le besoin que ce territoire soit hors de la réalité pour que je puisse être complètement libre, imaginer sans réserve, et le besoin qu’il ressemble au monde dans lequel j’évolue, monde qui ne cesse de me surprendre par son irrémédiable bizarrerie et que je désire nommer, dépeindre, interroger. De ces deux aspirations opposées résulte un compromis qui, apparemment, fait hésiter les gens qui me lisent entre imaginaire et référence…

    Cette liberté est particulièrement perceptible dans l’onomastique imaginaire : le groupe de rock des Hot Geese, l’Eglise Sainte Fridegonde, le Boulevard le Bègue, les caves Esquermoise et bien d’autres noms encore sont de vrais petits bonheurs que les lecteurs et l’auteure ont en partage :  

Je me suis beaucoup amusée avec les noms de personnages et les noms de lieux. La plupart ont une consonance régionale puisque Hersanghem est censée se situer dans le Nord /Nord-Est de la France. (…) Je suis née et j’ai grandi dans le Pas de Calais : ce roman est aussi un hommage rendu à la région de mon enfance, où je ne me rends presque plus jamais, mais qui demeure très présente dans mon univers intérieur. D’où la dédicace à mes deux grands-mères, qui étaient des femmes de là-bas. (…)

Certains des noms ont appartenu à des personnes réelles que j’ai côtoyées (par exemple il y a un passage Pancoucke-Waegemaeker : Pancoucke était le nom d’un collègue de mon père que je lui entendais souvent prononcer et dont j’ai découvert tardivement qu’il signifiait prosaïquement « crêpe ». (…) D’autres ont été inventés ou recomposés à partir de mots voisins.

Le nom d’Hersanghem occupe une place à part. J’ai longtemps cherché avant de le choisir. Je voulais un nom qui n’existe pas dans la réalité mais qui soit proche de toponymes existants et qui, en même temps, me plaise par sa sonorité. Pour la petite histoire, j’ai grandi dans une localité du nom de Mazingarbe. Or, je savais, enfant, qu’il y avait dans le département une autre localité, Mazinghem, que je ne connaissais pas mais que je vivais, pour le dire avec des mots d’adulte, comme le double imaginaire de mon village. Ce nom jouait à l’époque un rôle important dans mes rêveries. J’ai repris la dernière syllabe. (…) En définitive, je me suis trompée, dans le sens où il existe bien un Hersanghem, où je n’ai jamais mis les pieds. C’est un tout petit hameau. Je l’ai repéré après coup sur la carte Michelin et j’envisage d’y faire un tour à l’occasion.

Mais Hersanghem est bien plus qu’un nom. C’est un univers où des personnages se croisent, sous les regards intranquilles de l’insomniaque Grégoire Arakélian et du mystérieux Guetteur du beffroi. 

    Souvent, comme l’annonce le titre, ces personnages ont ôté leurs vêtements. Une farandole de nus se déploie, alors que la ville accueille son annuelle braderie, fameuse pour la profusion de ses étoffes. La statue d’une héroïne médiévale se dévêt la nuit, une jeune femme échangiste reçoit ses invités, un exhibitionniste sévit dans un parking souterrain, une adolescente obèse contemple son corps dans les vestiaires de la piscine…C’est tour à tour sensuel, burlesque, pathétique. Finalement, la Vanité de la chair l’emporte sur ses Voluptés. Quels désirs inassouvis, quels renoncements, quel passé douloureux, quel avenir incertain révèle cette ronde qui parfois se mue en danse macabre? 

    L’inquiétude sourd, puis enfle comme dans un crescendo. Les chapitres sont tous introduits par une notation musicale et se concluent sur un assourdissant fracas dont on ignore la cause. Peu à peu, le lecteur se rend compte qu’ils sont simultanés et convergent vers un même instant paroxystique, qui, vers 20 h, saisit tous les personnages dans une sorte de sidération…Quel terrible événement déchire ainsi la trompeuse douceur de l’été? Le roman, lesté de ce suspense, avance selon une trame de thriller simultanéiste, offrant, selon les mots de son auteure, des « destinées réunies par le hasard comme dans un bouquet ». L’empreinte de Perec, auquel est dédié le roman, est particulièrement perceptible dans cette composition qui se dévoile progressivement:

Ce que j’ai voulu faire reproduit plus ou moins un des principes de composition de La Vie mode d’emploi : à partir de la description de différents lieux qui forment un ensemble (les pièces d’un immeuble dans La Vie mode d’emploi, les quartiers d’une ville dans Les Nus) il s’agit de développer autant de récits en rapport avec les gens qui les habitent ou les fréquentent. Mais ces récits ne se dispersent pas complètement : ils entretiennent des rapports qui ne se découvrent que peu à peu, par exemple certains personnages reviennent, et surtout ils se situent par rapport à un instant unique, le moment, vers vingt heures, où les figurines du jaquemart devraient effectuer leur exhibition hebdomadaire sur la Place du Beffroi, et où, justement ce jour-là, il se passe tout autre chose. Les différents chapitres convergent vers ce moment précis, un peu comme, dans La Vie mode d’emploi, les descriptions et les récits confluent vers l’instant unique de la mort de Bartlebooth. Mais le lecteur n’en prend conscience qu’à la fin, ce qui entraîne (du moins je l’espère) une perception rétrospective du livre.

    Le roman d’inspiration perecquienne entremêle profusion romanesque, jeu sur les séries, invention verbale. En cela il est jubilatoire. Mais Isabelle Dangy récuse le terme de ludique : 

C’est un jeu si l’on veut, mais je n’emploierais pas pour le qualifier le terme de ludique, parce que ce mot véhicule une connotation de gratuité, voire d’inconsistance, que je n’assume pas. Par exemple la double coda peut donner l’impression que les choses, indifféremment, pourraient être ainsi ou qu’elles pourraient être autres. En fait c’est plus compliqué. Je n’aime pas finir, j’ai toujours envie que l’écriture continue. Cette double coda (outre le fait que c’est un procédé que l’on rencontre en musique) est une pirouette pour éviter de terminer vraiment et de retomber dans la pesanteur du réel.

    L’angoisse qui y circule confère en effet aux Nus une certaine gravité. Mais elle n’a en elle rien qui pèse ou qui pose. Et le roman offre, à son lecteur aussi, quelques très belles heures d’apesanteur, dans un monde qui n’est pas celui de l’infra-ordinaire cher à Perec,  mais bien plutôt celui de l’ultra-romanesque.

 

 

Les Nus d’Hersanghem, Isabelle Dangy

Le passage, Paris, janvier 2022

Pages: 272

ISBN: 978-2-84742-457-7

Prix: 19 euros

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A propos de Noëlle Gires

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