Lorsque le prince Mychkine prend le train pour Saint-Pétersbourg au début de L’Idiot de Dostoïevski, qu’il croise pour la première fois des personnages qui joueront par la suite un rôle primordial dans sa destinée, le lecteur est immédiatement happé par le souffle romanesque de l’œuvre et sait d’emblée qu’il ne la lâchera pas. Toutes proportions gardées (d’autant plus que ces deux récits n’ont rien à voir), c’est le même sentiment qui nous saisit lorsque débute La Lettre au capitaine Brunner de Gabriel Matzneff, celui d’être plongé immédiatement dans un bain romanesque et d’être porté par l’étincelante musique de son style orgueilleux. Romanesque, ce récit l’est à plus d’un titre puisque l’auteur y retrouve son personnage emblématique de Nil Kolytcheff, écrivain aristocratique d’origine russe blanche et alter ego à peine déguisé de Matzneff, et qu’on y croise des personnages déjà apparus dans ses huit romans précédents. Mais comme l’auteur le précise dans sa préface, si cette suite romanesque forme un tout, chacun des romans peut être découvert sans connaître les précédents (à l’instar des aventures de Tintin, précise-t-il).

L’action se déroule entre Rome et Naples et Matzneff nous invite avec beaucoup d’entrain à suivre les pas de Nil et de son cercle d’amis. Tout d’abord le cinéaste Raoul Dolet dont l’ancienne maîtresse, Mathilde, s’apprête à sortir son premier long-métrage. Il y a également Nathalie qui s’apprête à épouser sa jeune amante Lioubov au consulat de France à Rome et encore le hiéromoine Guérassime qui pourrait prochainement être sacré évêque…

La Lettre au capitaine Brunner est un roman placé sous le sceau de l’amitié et d’une certaine insouciance à partager de bons restaurants préservés de la plaie du tourisme de masse, à rire ensemble et à profiter d’une existence qui passe trop vite. Depuis les frasques de sa jeunesse, Nil a vieilli et est désormais un vieil écrivain solitaire. La mélancolie pointe souvent le bout de son nez dans ce récit : «Vieillir n’est pas agréable, mais Nil songeait souvent –en fait, il y songeait chaque jour, et plusieurs fois par jour- qu’être vieux lui donnait une belle satisfaction : avoir connu une autre époque que celle du nouvel ordre mondial, une liberté, ainsi qu’une insouciance et des plaisirs liés à cette liberté que la nouvelle génération ne pouvait même pas imaginer tant l’abîme entre ce qu’elle vivait et ce qu’avait vécu Nil était profond. Une autre planète. ». Pourtant, si les personnages regrettent souvent le passé, ce « monde d’avant » où tout semblait plus léger, c’est une lettre surgit d’un autre temps (la seconde guerre mondiale) qui va faire craquer la surface tranquille du cours des choses.

Avec un brio incomparable, Matzneff tisse sa toile entre un présent dont il jouit tout en pestant contre les mœurs de ses contemporains en campant sur des positions que d’aucuns jugeront « réactionnaires » (lorsqu’il fustige le tourisme de masse, les nouvelles technologies…) et d’autres se révélant beaucoup plus « progressistes » (lorsque l’auteur loue Delanoë pour ses initiatives pour interdire les voitures ou qu’il se montre favorable au « mariage pour tous » : « Elle n’avait jamais songé au mariage, et Nathalie non plus, mais à une époque où les libertés allaient sans cesse en se rétrécissant, pour une fois qu’une liberté nouvelle était offerte, ne pas s’y engouffrer eût été idiot. ») ; et un passé qui s’invite sans crier gare.

Si la fameuse « lettre » fait remonter à la surface les douloureux souvenirs de la collaboration et de l’extermination des juifs ; elle offre à Matzneff un moyen de revenir une fois de plus sur l’émigration des « russes blancs », sur la petite communauté orthodoxe française et ses contradictions (se cristallisant autour du personnage de Guérassime) et sur la jeunesse de l’auteur dans les années 60 et 70. Cette lettre a peut-être scellé le destin de Cyrille, le cousin de Nil, qui s’est autrefois suicidé en se jetant des falaises de Dieppe. Elle est le point aveugle d’une histoire familiale douloureuse qui semble désormais se reporter sur les épaules de Nil. Tout le roman est hanté par cette question : doit-on porter sur son dos le fardeau des « péchés » de nos ancêtres ?

Il ne s’agit pas, bien entendu, de répondre à cette question mais Matzneff, par son art du feuilleté romanesque, aura avancé quelques éléments de réponse. Et on retiendra de sa Lettre au capitaine Brunner un certain art de vivre, une légèreté et une insouciance aristocratique s’accordant à merveille avec un certain penchant pour la mélancolie :

« La vie est courte, une allumette craquée dans la nuit, et un homme d’esprit, dans les petites choses comme dans les grandes, ne doit jamais perdre une occasion de se divertir. »

***

La Lettre au capitaine Brunner (2015) de Gabriel Matzneff

La Table ronde, collection La Petite vermillon (2019)

261 pages – 7,30€

En librairie depuis le 7 novembre 2019

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A propos de Vincent ROUSSEL

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