En 1999, le succès mondial de Matrix, allait autant influencer l’esthétique du cinéma d’action du début de la décennie 2000 que révéler deux cinéastes hors normes et insaisissables, Lilly et Lana Wachowski. Véritable phénomène, il engendrera deux suites, Matrix Reloaded et Matrix Revolutions, tournées simultanément, précédées d’une attente démentielle, presque comparable à celle de Star Wars épisode I : La Menace fantôme, quatre ans plus tôt. Plus déceptives que décevantes, ces séquelles ont aussi fait les frais de nombreux fantasmes, de pistes et théories développées en amont, des mois durant sur le web. Elles constituent avec le film de George Lucas, les précurseurs d’une nouvelle forme de consommation des œuvres (qui s’est depuis démocratisé) où le viral occupe une place jusqu’alors inédite, cultive une réputation ou la détruit. Rétrospectivement, il est amusant de constater que cette effervescence du net rejoint le concept même de la saga. La trilogie bouclée, les Wachowski réaliseront trois autres films : Speed Racer / Cloud Atlas / Jupiter : Le Destin de l’univers ainsi qu’une série, Sense8 (arrêtée au bout de 2 saisons faute de profits suffisants selon Netflix), sans oublier un V pour Vendetta (2006) qu’elles scénarisent et produisent, qui porte leur marque à plus d’un titre. Si elles ne retrouveront jamais l’engouement du premier Matrix, leur œuvre demeure une forme d’anomalie dans le système hollywoodien, un bug dans la matrice. Toute la littérature virtuelle qui a pu être rédigée sur leur trilogie de science-fiction ou leurs réalisations ultérieures n’a paradoxalement jamais accouchée d’essai entièrement consacré au travail des deux sœurs. Erwan Desbois, critique de cinéma, membre du comité de rédaction du site Accreds et de l’ICS (International Cinéphile Society) arrive à point nommé pour combler ce manque. Déjà auteur de J.J Abrams ou l’éternel recommencement en 2017, édité chez Playlist Society (il est également rédacteur pour la revue en ligne éponyme), il poursuit chez l’éditeur avec Lilly et Lana Wachowski, la grand émancipation. Un ouvrage qui annonce limpidement la couleur dès son titre et sur sa quatrième de couverture dont voici un extrait. « Derrière la variété des genres abordés (film noir, science-fiction, adaptation de manga, space opéra,…), l’œuvre des Wachowski est d’une grande cohérence thématique et humaine. De Bound à Cloud Atlas en passant par la série Sense8 leurs création sont liées par un engagement commun : accomplir son émancipation personnelle. Cette quête de liberté fait écho à l’histoire intime des deux sœurs, avec en point d’orgue leurs transitions de genre, Lana et Lilly Wachowski nous invitent à trouver dans les films des beautés et des vérités qui nourrissent positivement nos identités, nos valeurs, nos luttes ». Petite parenthèse, on avait pas encore abordé ce point de leur parcours, mais les deux réalisatrices ont chacune effectuées un changement de genre, contribuant à en faire à la fois des emblèmes potentiels et des profils uniques dans le Hollywood actuel (qui plus est à l’échelle budgétaire qu’elles pratiquent). De ces cinéastes beaucoup commentées mais quasi absentes de la sphère médiatique, Erwan Desbois promet de s’intéresser à des perspectives d’analyses encore trop survolées. Il sera moins questions de revenir sur des éléments ou données maintes fois discutées, réfléchies (le mélange des influences, inspirations, par exemple) qu’ouvrir de nouveaux angles d’approche et d’observation. Un dernier point très souvent en vigueur à travers les essais proposés par Playlist Society.

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Bound – Copyright Gramercy Pictures 1996

Une citation issue d’Erasme, grandeur et décadence d’une idée de Stefan Zweig : « Ils seront toujours nécessaires ceux qui indiquent aux peuples ce qui les rapproche par-delà ce qui les divise et renouvellent dans le cœur des homme la croyance en une plus haute humanité », précède l’introduction. On nous livre ensuite le minimum d’informations biographiques nécessaires pour une juste contextualisation avant de poser les premières pistes de réflexions. On passe ainsi de l’apprentissage autodidacte des deux sœurs, à base de visionnages et lectures, occasionnant un rapprochement inattendu mais judicieux avec Quentin Tarantino, à leurs premières aventures hollywoodiennes. On revient notamment sur la désillusion rencontrée pour l’un de leurs premiers scénarios, celui d’Assassins, réalisé par Richard Donner après avoir été entièrement réécrit par Brian Helgeland (par ailleurs remarquable lorsqu’il s’agit d’adapter des romans noirs : L.A Confidential, Mystic River, Man on Fire). Cette « dépossession » ou détérioration de leur travail, motivera alors une nécessité de contrôle artistique. Dès lors, le contrat qu’elles signent avec Warner, qui entrera en vigueur pour Bound et Matrix, stipule comme condition première qu’elles seront les réalisatrices de leurs propres scénarios. Volonté d’indépendance, qu’elles parviendront à tenir (bien aidée par le succès de Matrix) au sein d’une industrie impitoyable souvent empreinte au formatage. À l’heure de l’hégémonie sans précédent d’un certain studio, en possession de plusieurs des plus grosses franchises du marché, lesquelles reprennent très largement des schémas manichéens assénés massivement, la trajectoire des Wachowski n’est plus seulement singulière, elle devient salutaire. Ce qu’elles sont et ce qu’elles créent sont pour elles les deux faces d’une même pièce nous dit l’auteur, dans leur cinéma chaque héroïne, héros accomplit son émancipation personnelle afin de mener une vie en accord avec ses idéaux et sa nature. Un dialogue tiré de V Pour Vendetta, repris mot pour mot du roman graphique d’Alan Moore résume une problématique fondamentale : « Notre intégrité est tout ce qu’il nous reste à la fin, mais c’est dans celle-ci que réside notre liberté. » (« Our integrity sells for so little, but it is all we really have. It is the very last inch of us, but within that inch, we are free »). La sentence illustre aussi bien l’un des premiers combats de ses autrices, une certaine idée du cinéma et un idéal dont sont empreint leurs héroïnes/héros. L’ironie veut qu’elle se trouve dans un long-métrage venant faire entorse à leur principe de mise en scène systématique de leurs scénarios (elles disposaient toutefois du final cut en plus d’avoir réalisé officieusement quelques séquences). Le réalisateur officiel du film, James McTeigue est un ami et collaborateur de longue date (premier assistant sur la trilogie Matrix, il a également signé deux épisodes de Sense8). Leur famille cinématographique s’élargit avec le temps, l’allemand Tom Tykwer, co-réalise Cloud Atlas avant de composer la bande-originale de Sense8 et assurer lui aussi la réalisation de deux épisodes. L’intégrité tant convoitée, aussi précieuse soit-elle, ne sera pas toujours – loin s’en faut – fructueuse commercialement parlant : Speed Racer, Cloud Atlas et Jupiter Ascending, connaîtront des échecs relativement violents.

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Matrix – Copyright Warner Bros. Entertainment 1999

Cette quête d’indépendance ne relève pas d’une aspiration mégalo quelconque, elle tient plutôt de la tentative d’atteindre une même pureté que les idéaux de ses protagonistes. En sept long-métrages et une série, les Wachowski ont crée six territoires de fiction, lesquels ont en communs « de ne pas être réductibles à une définition unique et figée. Elles élaborent en effet des univers à dimensions multiples, dans lesquels la vie se déloge sur plusieurs plans distincts : Bound et les appartements des héroïnes Violet et Corky, mitoyens mais hébergent chacun un modèle de vie bien distinct (bourgeois pour Violet, bohème pour Corky), la trilogie Matrix où le monde réel et la simulation cohabitent… ». La frontière a beau être poreuse entre ces différents mondes, il n’existe pas d’opposition entre ce qui constituerait la normalité et l’anormalité. Les personnages sont en quête de vérité et s’émancipent par le savoir, la découverte d’une ou plusieurs vérités. Il est pour eux question d’éveil, de prise de conscience. En définitive, si l’on s’en tient à l’exemple Matrix et pour paraphraser l’auteur « La réalité du virtuel ne doit pas être niée mais admise et sondée avec un regard critique ». Il en va de même pour l’industrie sportive corrompue de Speed Racer, avec laquelle il convient d’apprendre, de comprendre les règles truquées afin de pouvoir en triompher, sans pour autant les effacer. De Bound à Sense8, s’opère un art de la synthèse, qui gagne en ampleur de projet en projet. Dans leur magistral coup d’essai, elles se réappropriait les codes et archétypes à connotation très masculine du film noir afin de les emmener vers un dessein à la fois féminin et féministe. Matrix remixait de nombreuses influences philosophiques et culturelles supposément incompatibles pour créer un tout homogène et singulier. Speed Racer superposait une multitudes d’imageries héritées de divers supports (cinéma, animation, dessin, jeu vidéo) au service d’une proposition dont on mésestime encore trop les trouvailles visuelles. Cloud Atlas déployait plusieurs récits et en genres pour bâtir une grande histoire, redéfinissant la narration classique en s’écrivant désormais avant tout par le montage. Quand la très conceptuelle série Sense8 abolissait la règle des trois unités classiques pour n’en conserver qu’une, l’unité de temps, optant pour une logique émotionnelle et sensitive annoncée à travers son titre. Redéfinition progressive de l’espace, formes mutantes et évolutives, narrations de plus en plus ambitieuses… Aussi spectaculaires et potentiellement passionnantes soient-elles, ces avancées techniques, factuelles, théoriques ont vocations à nourrir un propos dense, engagé et comme l’explique non sans brio l’auteur, souvent avant-gardiste.

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Speed Racer – Copyright Warner Bros. Entertainment 2007

«  J’avais cette image de toi à l’intérieur de moi, comme si tu étais une partie de moi » l’idée de fusion était présente dès la première réplique de Bound, soit la première ligne de dialogue de leur œuvre. L’union est la seule solution pour obtenir la liberté et des conditions de vies dignes. À l’intérieur d’un cinéma marqué par l’absence d’entité divine, où les rapports de dominations et d’exploitations s’établissent entre des individus censé être égaux, les Wachowski plébiscitent le collectif, l’amour et la bonté. Une réponse que les cyniques jugeront naïve, qui n’exclut pourtant pas un puissant ancrage dans un réel jamais édulcoré. Les combats menés par leurs héroïnes et héros sont brillamment télescopés avec des luttes historiques et universelles, passées, présentes ou à venir. On pense au récit de Matrix observé comme une relecture de l’esclavage et plus largement de l’Histoire des afros-américains. Interprétation appuyée en prime par des détails aussi lourds de sens que dissimulés tels que la date de naissance de Neo (le 13 septembre 1971 qui correspond à un élément majeur des luttes contre les violences policières et racistes ou l’usage d’une chanson (Wake Up) de Rage Against The Machine paraphrasant la conclusion du discours de Selma de Martin Luther King. Également très intéressant, le passage en revue d’un segment de Cloud Atlas (les aventures de Sonmi-451), situé dans l’enceinte d’un fast-food à la chaîne, au sein duquel se multiplient des faits de harcèlements sexuels. Allégorie du monde du cinéma et #MeToo avant l’heure ? L’auteur rappelle que dès leurs premiers longs-métrages les combats à mener sont déjà pluriels, les conflits sont imbriqués les uns aux autres, qu’ils soient de natures économique, sexuelles ou liés à la classe sociale. Une convergence des luttes qui s’inscrit dans le courant de pensée intersectionnel, qui commençait à se développer aux États-unis au cours des années 90. Concluons enfin par la piste qui nous a le plus stimulé à la lecture, le parallèle entre leurs films et les écrits de James Baldwin (auteur afro-américain magistralement adapté l’an passé par Barry Jenkins avec Si Beale Street pouvait parler, qui a beaucoup abordé la question raciale mais aussi celles de l’homosexualité et la bisexualité). Au-delà d’une vision commune de l’amour comme énergie capable de transcender l’humanité, il y a également un désir de valoriser de qui lie les individus plutôt que ce qui les clive. L’idée partagée d’un rassemblement du camps du « bien » , de réunir les individus, refuser de les séparer. Citations extraites de Chassés de la lumière et Retour dans l’œil du cyclone à l’appui. En définitive, en plus d’un propos captivant, Erwan Desbois ne manque jamais de matière, d’arguments, pour le développer, le partager avec clarté et concision. À l’instar des autrices dont il parle, son ouvrage jouit d’un art de la synthèse qui n’entrave en aucune façon la clarté de l’écriture ou la richesse du texte. Ultime précision, pas forcément besoin d’être un inconditionnel des Wachowski pour apprécier ce passionnant essai. L’analyse cinématographique ouvre le champ à des réflexions politiques et philosophiques, profondément humanistes et d’actualité. Bonne lecture !

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Cloud Atlas – Copyright Warner Bros. Entertainment 2012

Collection « EdPS » Éditions PlaylistSociety
EdPS016
128 pages

14 euros Version Papier / 7 euros Version Numérique

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A propos de Vincent Nicolet

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