Nous célébrions l’an passé le centenaire de la naissance d’André Blavier (disparu en 2001). Ce nom ne fera sans doute jamais les gros titres de vos journaux et revues culturels mais la sortie de cette anthologie de textes dans la collection « Espace nord » de la Fédération Wallonie-Bruxelles tombe à pic pour se familiariser avec cette figure incontournable de la vie culturelle et artistique belge.

André Blavier naît en 1922 à Verviers, petite bourgade de la province de Liège où il passera toute son existence. Dès 1942, il obtient un poste de bibliothécaire-adjoint à la bibliothèque communale et y restera une trentaine d’années avant de créer en 1977 le Centre de Documentation Raymond Queneau, toujours à Verviers. En effet, plutôt que de confier ses archives à la BNF, l’auteur de Zazie dans le métro préféra en faire don à Blavier avec lequel il avait tissé des liens d’amitiés. Car notre homme ne fut pas seulement un bibliothécaire classique mais devint vite un impressionnant érudit qui multiplia les activités. Il lança, par exemple, la revue littéraire d’avant-garde Temps mêlés, fréquenta Magritte et Queneau, fit partie de l’OULIPO et du collège de Pataphysique et écrivit de nombreux textes.

Si l’on excepte un « premier texte » de 1938 et un entretien passionnant en guise de postface, Un bibliographe au pays des fous est composé de cinq grandes parties qui traduisent à merveille les divers centres d’intérêt de Blavier.

Le premier, ce sont évidemment les « fous littéraires » dont Blavier deviendra le spécialiste en publiant notamment une somptueuse anthologie du même nom chez Veyrier en 1982 et qui reparaîtra en 2000 dans une version augmentée aux éditions des Cendres. On trouvera dans ce recueil un essai de bibliographie des fous littéraires d’expression française, belge ou publiés en Belgique, première preuve de la passion de l’auteur pour les listes et les recensions les plus pointues. Blavier témoigne également, à travers cet attachement aux excentriques qui parvinrent à faire publier leurs plus improbables élucubrations (savants fous, poètes illuminés…) d’une curiosité insatiable et d’une dilection pour les marges, pour ce qui vit en dehors des cénacles officiels et de la culture estampillée de qualité. C’est en s’attachant à ces « fous littéraires » (il rédige un premier catalogue sur le sujet pour la revue Bizarre en 1956) que Blavier fait la connaissance de Queneau avec qui il entame une longue relation épistolaire. Queneau, qui avait abordé la question des fous littéraires dans Les Enfants du limon, devient l’objet de nombreux textes et d’études. Blavier raconte :

« En 1952, Jane Graverol vient s’installer à Verviers. Elle était peintre et avait pas mal de relations avec les milieux surréalistes. Je l’avais remarquée. Nous sommes devenus très vite amis. On a créé un groupe littéraire qui s’appelait « Temps mêlés ». En décembre de la même année, le premier numéro de la revue qui portait le même nom est sorti. Ce titre évidemment venait d’un roman de Queneau du même nom paru en 1941. Mon idée, c’était de faire une revue monographique sur l’œuvre de Queneau. Au début, il ne devait y avoir que quelques numéros mais après, la revue a intéressé de plus en plus de personnes et on est arrivé à 150 numéros ! »

La deuxième partie de cette anthologie est axée autour de cette aventure Temps mêlés et des liens forts que Blavier a entretenus avec Queneau. De Queneau, on glisse naturellement du côté de l’OULIPO et du collège de pataphysique. Dans cette troisième partie, l’anthologie recèle deux textes passionnants : d’abord une présentation d’ Ubu roi de Jarry à l’occasion d’une représentation d’une adaptation théâtrale à Verviers. Ensuite, une formidable conférence sur la pataphysique, brillant moment d’éloquence qui témoigne à merveille de l’humour et de l’irrévérence d’André Blavier.

Dans un quatrième temps, les textes regroupés évoquent la peinture, notamment celle de Pirenne et celle de Magritte dont Blavier fut très proche. C’est lui, par exemple, qui entreprit en 1979, de publier les écrits complets du peintre chez Flammarion. Car outre ses affinités électives avec l’OULIPO, notre bibliothécaire fut également proche du surréalisme. Dans un texte fouillé et particulièrement pénétrant, il dresse un panorama très complet des rapports du surréalisme belge au groupe « historique » français. Face à la contestation par certains de l’existence d’un surréalisme en Belgique, André Blavier entreprend de revenir le plus précisément possible sur les manifestations d’un tel courant au sein du plat pays. Nul nationalisme dans ce désir (« Certes, il peut sembler outrecuidant de prêter quelque spécificité, ethnique ou géographique (fût-elle d’atavisme inconscient), aux manifestations localisées d’un mouvement qui s’est toujours voulu une « logique de totalité », une expérience (non un expérimentalisme) collective indifférente aux frontières politiques. » mais une volonté de revenir en détails sur ce qui lia et sépara le surréalisme belge -où s’illustrèrent des gens comme Chavée, Nougé, Magritte, Scutenaire ou Mariën – et le groupe français.

Dans une dernière partie se trouve regroupé un ensemble plus disparate de textes où éclate l’amour de Blavier pour la littérature de « second rayon » : un court hommage à Léo Malet, un texte succulent sur la réédition d’un livre érotique intitulé La Diligence de Lyon (par Richard Lesclide, tombé dans les oubliettes de l’Histoire alors qu’il fut secrétaire de Victor Hugo) ou encore un scénario de court-métrage suivi de sa note d’intention :

« La pomme (de terre, mais pomme) que croqua Eve donnant ainsi naissance à toute l’Histoire et aux histoires (ne fût-ce qu’anecdotes amoureuses ou guerrières), était INCONTESTABLEMENT une bintje ! »

Cette anthologie constitue donc une parfaite entrée en matière pour découvrir la personnalité unique et singulière d’André Blavier. Derrière chaque texte, on perçoit la passion d’un homme pour les lettres et un désir encyclopédiste irrésistible. Mais cette érudition n’est jamais exhibée comme une plus-value culturelle et jamais ne pointe chez l’auteur le moindre soupçon de pédantisme. Sa maniaquerie (qui se traduit par de nombreuses notes en bas de page ou des parenthèses intempestives), son désir d’exhaustivité sont portés par un plaisir de partager, de faire découvrir. Ses textes, aussi scientifiques et rigoureux soient-ils, sont toujours imprégnés d’un humour délectable et nous offrent une vision toujours irrévérencieuse des zartzetlettres, comme en témoigne son goût pour les jeux de mots, les calembours, les mots-valises et autres joyeusetés.

Bref, à l’heure où l’esprit de sérieux des petits Ubu de pacotille domine la planète, renversant le sens des mots au profit d’un langage technocratique et cybernétique, l’Umour pataphysique et érudit d’André Blavier apparaît comme un salvateur antidote.

***

Un bibliographe au pays des fous : anthologie (2023) d’André Blavier

Éditions Fédération Wallonie-Belgique

Collection : Espace nord

ISBN : 978-2-87568-585-8

334 pages – 10 €

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A propos de Vincent ROUSSEL

1 comment

  1. Krisz

    Merci, j’y cours. Tout cet univers m’accompagne depuis mon adolescence. J’ai hâte de déguster cette synthèse à l’allure bien foutraque.

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